Que ce soit pour appuyer des dynamiques locales ou des coopérations entre structures, nombre d’actions menées dans les tiers-lieux peuvent être soutenues par des financements européens. À condition de s’orienter dans la diversité des fonds et programmes proposés par l’Union Européenne et de se doter d’une ingénierie spécifique. Discussion avec Tiffany Fukuma, directrice de Keychange et ex-directrice du réseau Trans Europe Halles, Sébastien Plihon de la Compagnie des tiers-lieux et Martha Gutiérrez de Relais Culture Europe.
« Il faut s’intéresser aux financements de l’Union européenne » : voici un leitmotiv bien connu des acteurs du social, de la culture et des tiers-lieux. À la croisée des enjeux de participation citoyenne, de cohésion sociale, de transition écologique ou de développement local, les actions des tiers-lieux convergent avec les grandes orientations de l’Union européenne (UE). Le cadre financier pluriannuel qui oriente le budget européen pour sept ans, de 2021 à 2027, ambitionne ainsi une Europe « plus verte », « plus sociale », « plus proche des citoyens » et « plus intelligente » (via l’innovation et le numérique).
Pourtant, alors que les subventions publiques représentent 49% du chiffre d’affaires des 3 500 tiers-lieux français, seul un tiers-lieux sur cinq se tourne vers les fonds européens pour financer ses investissements. Un chiffre qui tombe à 13% pour les frais de fonctionnement, selon le panorama des tiers-lieux en France issu du recensement 2023. En cause : l’apparente complexité des démarches et une méconnaissance de l’écosystème européen. À quel guichet s’adresser ? Avec quels pré-requis ? Et pour quel type de projet ?
Les financements européens auxquels peuvent accéder les tiers-lieux se divisent entre les fonds structurels et d’investissement – gérés par les États membres – et les programmes sectoriels – gérés à Bruxelles sur des thématiques spécifiques. Ces subventions sont accessibles à une grande diversité de structures, privées comme publiques.
Dans la première catégorie, on retrouve le Fonds social européen (FSE+) principalement organisé autour de l’insertion professionnelle ; le Fonds européen de développement régional (FEDER) destiné à soutenir des régions en difficulté autour de priorités définies localement, et son pendant rural : le Fonds européen agricole pour le développement rural (FEADER) ; le programme INTERREG visant à promouvoir la coopération entre territoires européens ; et le Fonds pour une transition juste (FTJ) qui aide les territoires les plus touchés par la transition écologique tels que le département des Bouches-du-Rhône ou la vallée de la Chimie en Auvergne Rhône-Alpes.
Dans la seconde catégorie, on retrouve Erasmus+ pour l’éducation, Europe Créative pour la culture et la création, Horizon Europe pour la recherche, Digital Europe pour le numérique, « Citoyens, égalité, droits et valeurs » (CERV) pour la citoyenneté et LIFE pour l’environnement.
À l’exception de quelques fonds qui peuvent être octroyés au fil de l’eau, les financements européens sont alloués via des appels à proposition rassemblés sur la plateforme EU Funding & Tenders Portal. Des agences ou autorités de gestion sont ensuite chargées, à l’échelle nationale ou régionale, de la diffusion de ces appels et de l’accompagnement des structures postulantes.
Mais au-delà de cette complexité dépassable en mobilisant l’écosystème de la coopération européenne (agences nationales des programmes, réseaux, indépendants…), des interrogations subsistent quant aux particularités de ces financements. Quel est le niveau d’expertise et d’ingénierie nécessaire ? Est-ce réservé aux grosses structures ? Faut-il absolument travailler avec des structures étrangères ? Le caractère hybride des tiers-lieux est-il un frein pour répondre aux appels à propositions thématiques ? Comment les fonds européens peuvent-ils bousculer l’organisation interne d’une structure ?
Pour s’orienter, l’Observatoire des Tiers-Lieux a interrogé Tiffany Fukuma, ex-directrice du réseau européen Trans Europe Halles aujourd’hui directrice du mouvement Keychange, Sébastien Plihon, cofondateur du réseau régional des Hauts de France la Compagnie des tiers-lieux et Martha Gutiérrez, responsable du volet culture d’Europe Créative au sein de Relais Culture Europe, bureau national du programme en France.
Comment l’Union européenne s’est-elle progressivement intéressée à la question des tiers-lieux ?
Tiffany Fukuma : Dans le champ de la culture, la reconnaissance des lieux hybrides que sont les friches culturelles comme de vrais interlocuteurs a été très progressive. Il y a eu un premier souffle au moment de la création de l’Union Européenne avec une vraie demande pour des lieux et des organisations en réseau – tels que Trans Europe Halles – qui faisaient exister culturellement l’Europe.
Dans les années 2010, les programmes européens ont été très influencés par le Royaume-Uni autour de la question des industries créatives. On parlait d’attirer les classes créatives et d’allier développement économique et créativité. Les tiers-lieux étaient donc soutenus pour leur capacité d’expérimentation et d’innovation économique.
Depuis la crise du Covid-19, il y a eu un recentrage en faveur de considérations d’ordre sociales et démocratiques. Les lieux hybrides sont désormais regardés comme des espaces créateurs de lien et de cohésion sociale à l’échelon local.
Martha Gutiérrez : Les dispositifs européens de financement de la culture ont énormément évolué. On est passé d’un petit programme qui finançait l’entretien du patrimoine, du spectacle vivant, la mobilité des œuvres, et quelques réseaux de coopération, jusqu’au programme Europe Créative aujourd’hui doté d’un budget de 2,4 milliards d’euros pour une période de sept ans et couvrant plus de 30 pays.
Il ne s’agit plus de soutenir uniquement la production, la diffusion ou la mobilité, mais plutôt d’appuyer les grandes orientations stratégiques et politiques de l’UE, à savoir la transition numérique, la transition écologique, la diversité et l’inclusion sociale… En bref, accompagner les acteurs culturels qui se demandent : « quelle est ma place dans la transformation de la société ? ».
L’Union européenne regarde donc les tiers-lieux comme des espaces stratégiques d’innovation sociétale, portés par des collectifs de citoyens qui répondent à des besoins non couverts par l’État ou le marché. Ce qui intéresse, c’est cette capacité à mobiliser les publics, à les diversifier, à offrir des espaces de vivre-ensemble, à ouvrir vers des enjeux politiques plus larges…
Les financements européens fonctionnent par programmes : Erasmus+ pour l’éducation, FEDER pour le développement régional, Europe Créative pour la culture, Horizon Europe pour la recherche, le FSE+ pour le social, etc. Comment s’informer sur ces opportunités de financement et se tenir au courant de leurs actualités ?
Sébastien Plihon : Tous les programmes ont des autorités de gestion ou des agences nationales, c’est-à-dire des structures intermédiaires dont le rôle est d’informer et d’orienter les acteurs éligibles aux financements. Ce sont par exemple les Directions régionales de l’économie, de l’emploi, du travail et des solidarités (DREETS) pour le Fonds social européen (FSE+), la Région pour le FEDER dans les Hauts de France, l’Agence Erasmus+ France… La première étape est toujours de se tourner vers ces structures pour entamer le dialogue et se faire accompagner.
Martha Gutiérrez : Relais Culture Europe est le bureau national du programme Europe Créative en France. Son rôle est d’informer, de conseiller et d’accompagner les structures dans le montage de projets européens et dans le développement de leur stratégie européenne. Nous proposons des webinaires, des rendez-vous individuels, des formations, des tutoriels en ligne, des forums, et une newsletter qui permettent de mieux comprendre Europe Créative et plus largement l’écosystème des financements européens. Nous menons aussi un travail de mobilisation auprès des expérimentations innovantes qui pourraient être soutenues par l’Union européenne. De plus, une plateforme en ligne a récemment été lancée pour regrouper tous les dispositifs de subventions européennes : EU Funding & Tenders Portal.
Tiffany Fukuma : Certains réseaux ou associations mènent également un formidable travail de veille sur des thématiques spécifiques. Je pense par exemple à la plateforme On The Move qui relaie systématiquement les appels à projet, les programmes de résidence et les financements en cascade autour des mobilités artistiques.
Comment savoir si une structure ou un projet est éligible à des financements européens ?
Martha Gutiérrez : Les financements européens fonctionnent par appels à proposition, ayant chacun leurs propres critères d’éligibilité et orientations. Par exemple, le dernier appel d’Europe Créative sur les projets de coopération a deux critères : être un consortium d’au moins trois structures de trois pays différents et avoir une structure porteuse de plus de deux ans d’existence légale. La plupart des appels s’adressent à toute personne morale, publique ou privée, donc autant les associations, les collectivités locales, les ONG, les tiers-lieux, les communautés de communes….
Tiffany Fukuma : Il peut aussi être intéressant de lire les lignes directrices de chaque programme. Ce sont des grandes orientations fixées par la Commission européenne. Ce n’est pas toujours très digeste mais c’est une bonne lecture avant de se lancer dans la réponse à un appel à projet. Ça donne un cadre.
Sébastien Plihon : Une bonne question à se poser en amont, c’est de savoir si les besoins sont en fonctionnement – pour financer les ressources humaines et le quotidien de la structure – ou en investissement – travaux, achat de gros matériel… Les fonds européens financent aujourd’hui davantage l’investissement et des projets assez ambitieux plutôt que le fonctionnement des structures.
Il faut aussi avoir une vigilance particulière au cumul des aides européennes. Il peut arriver que certains fonds distribués par l’État soient à l’origine des fonds européens. Comme les tiers-lieux mêlent souvent des financements publics à différentes échelles, on peut donc rapidement se retrouver dans des situations d’illégalité ou dans l’interdiction d’être financé par l’Europe si on a bénéficié de fonds nationaux. Pour éviter ça, le mieux est d’en parler avec le Secrétariat général pour les affaires régionales (SGAR) qui représente les services de l’État en région.
Le montage d’un projet européen requiert des compétences et une ingénierie spécifiques. Faut-il forcément être une grosse structure pour bénéficier de financements européens ?
Tiffany Fukuma : Ce sujet de la taille des structures est central. Les programmes de l’UE restent des objets administratifs extrêmement complexes à approcher. Il y a eu énormément d’efforts de l’UE ces dernières années pour soutenir les structures qui jouent le rôle d’intermédiaires et pour monter des programmes de financement en cascade qui viennent au plus près des acteurs de terrain.
Les petites structures peuvent faire partie de projets européens, sans être têtes de file. Participer à un consortium est une porte d’entrée intéressante pour des structures qui veulent entrer dans des dynamiques de coopération européenne. Il faut aussi savoir qu’il y a des programmes plus accessibles que d’autres. Europe Créative ou Horizon Europe demandent tout de suite une grosse assise administrative et financière, tandis qu’Erasmus+ est ouvert à des projets plus petits.
Sébastien Plihon : Il ne faut jamais hésiter à se faire aider dans la phase d’écriture et de montage du projet. Ce sont des étapes qui demandent une réelle expertise et il y a certains savoirs-faire qui font gagner un temps précieux. Là-dessus, on peut s’adresser à des cabinets, à des indépendants, à des réseaux d’économie sociale et solidaire ou des réseaux régionaux de tiers-lieux… Ce sont des fonds bien investis car ils sont remboursés ensuite par les aides européennes.
Mais ce qui est sûr, c’est qu’il ne faut pas se lancer seul dans un FEDER ou un Europe Créative quand on est une petite structure. Il faut s’associer avec une structure plus grosse qui peut prendre la tête de file et les risques. Parce qu’il y a aussi l’enjeu des paiements : dans un projet européen, les structures avancent les fonds et ne sont remboursées qu’entre six mois et un an après le lancement.
D’où l’importance des réseaux européens et d’une approche de coopération ?
Tiffany Fukuma : Oui, je conseille toujours aux lieux qui souhaitent entrer dans des coopérations internationales de faire partie d’un réseau. Il en existe beaucoup : Trans Europe Halles, l’European Creative Hubs Network, le réseau des Centres culturels européens… Chacun organise régulièrement des évènements qui sont des occasions de sortir la tête du guidon, d’aller à la rencontre d’acteurs européens qui ont les mêmes problématiques, de faire naître des idées… Comme des discussions entre amis le soir qui aboutissent sur des projets collectifs.
Martha Gutiérrez : La coopération européenne est vraiment un pré-requis incontournable du programme Europe Créative. Avec toujours une vision de la coopération qui cherche à réduire les écarts. C’est pour ça que le programme est ouvert à plus de 30 pays, dont les pays des Balkans, la Géorgie, l’Arménie, la Moldavie, l’Ukraine ou la Tunisie. On ne peut pas monter des projets qui réunissent toujours les mêmes structures basées en Europe occidentale.
Tiffany Fukuma : À mon sens, une structure qui s’engage dans la coopération européenne doit toujours avoir en tête que c’est un acte politique, qu’il y a derrière un véritable enjeu de défense d’un projet culturel européen plus large en faveur des droits culturels, de la diversité, de valeurs sociales, de l’écologie… Particulièrement lorsque les projets impliquent des structures implantées dans des contextes tendus où ces valeurs sont menacées, comme la Géorgie.
Il faut avant tout avoir cette envie de coopérer et de porter une vision de société, en fonction des besoins – et du bien commun – d’un secteur. Il ne faut pas y aller dans une logique de guichet pour financer un projet pré-existant que l’on peine à financer, parce qu’on a besoin de 40 000 euros pour boucler un budget. Ça doit plutôt partir du constat que les pratiques ou problématiques que l’on rencontre sur son lieu pourraient être intéressantes à partager ou à mettre à l’épreuve dans d’autres contextes, et que l’on a besoin d’aide pour ça. C’est dans cette logique-là qu’il faut construire des projets européens.
Est-ce tout de même possible de financer des dynamiques locales avec des fonds européens ?
Sébastien Plihon : Même si la majorité des programmes sont tournés vers la coopération entre structures européennes, les fonds structurels de l’UE peuvent soutenir des initiatives locales et nationales, notamment le FSE+ pour les structures qui travaillent dans le social et le FEDER dans certaines régions en difficulté.
À l’échelle européenne, il n’existe pas de ligne de financement « innovation sociale et territoriale » ou « tiers-lieux ». Donc il faut toujours que les financements entrent dans une thématique particulière. La Compagnie des Tiers-Lieux a par exemple bénéficié du FEDER numérique. Mais en tant que structure hybride, nos activités débordent forcément sur d’autres thématiques et on ne peut pas faire financer l’intégralité de notre fonctionnement avec des fonds européens.
Le plus important pour nous, c’est de partir des besoins de la structure ou du collectif de structures. On co-construit d’abord le projet avec notre communauté et nos partenaires, et ensuite on décide sur quelles lignes le financer. Surtout que les appels à proposition européens sont souvent très larges et les techniciens des autorités de gestion sont là pour nous orienter.
Pouvez-vous décrire des exemples de projets financés par des programmes européens ?
Tiffany Fukuma : À Paris, la Station Gare des Mines a porté un projet de recherche-action baptisé Alter Places. Il regroupait des chercheurs et plusieurs tiers-lieux européens autour des pratiques écologiques et sociales développées dans ces lieux hybrides et alternatifs qui portent les germes de transformations structurelles du secteur culturel. Mais comme la plupart des savoirs informels, ces pratiques ne sont ni transmises à l’université, ni dans le radar des politiques publiques. Le but du projet était alors de parcourir l’Europe pour faire une cartographie de ces savoirs-faire – accueil social, jardins urbains, éducation populaire… – et faciliter leur généralisation et leur transmission.
Sébastien Plihon : En 2019, l’association La 27ème région a coordonné un projet Erasmus+ qui impliquait des associations, un collectif de chercheurs et des acteurs publics comme la Ville de Brest ou la Métropole Européenne de Lille. L’idée était d’aller documenter des initiatives qui faisaient vivre les communs un peu partout en Europe. Chaque visite a été retranscrite sur un site internet (Enacting the commons) pour donner à voir comment les communs transforment l’action publique en Europe.
La participation à un projet européen peut également bouleverser le fonctionnement des structures. En interne, comment anticiper les effets de ces financements ?
Sébastien Plihon : C’est une question qu’il faut absolument se poser en amont. Avec la Compagnie des tiers-lieux, nous avons réuni notre communauté autour d’une question très simple : qu’est-ce que les fonds FEDER vont modifier dans notre fonctionnement ?
Avant le projet, la structure n’avait pas de salariés. On avait un fonds commun dans lequel les indépendants et les tiers-lieux piochaient en fonction de leurs actions. On appelle ça un système de corémunération. L’Europe ne veut pas en entendre parler et tient à financer des emplois salariés. En très peu de temps, on est passé de zéro à quinze salariés et d’un budget de 400 000 euros par an à un budget d’un million d’euros. Ça change beaucoup de choses.
Un projet européen fait aussi apparaître de nouveaux profils au sein d’une organisation. Des responsables administratifs et financiers et des techniciens qui prennent de fait beaucoup de pouvoir sur le projet. Une peur des contrôles peut aussi apparaître parce que les fonds européens sont soumis à des contrôles très stricts. Il ne faut pas mettre tout ça sous le tapis et ne voir que l’opportunité de financement.

Cet article est publié en Licence Ouverte 2.0 afin d’en favoriser l’essaimage et la mise en discussion.