D’après le recensement 2023 de France Tiers-Lieux, 47% des tiers-lieux ont des partenariats avec des structures de l’insertion dans l’emploi. Alors sur le terrain, comment se construisent ces projets qui impliquent des partenaires aux méthodes, aux contraintes et aux objectifs différents ? Focus sur le projet « Des clics artistiques » porté par le tiers-lieu Aux Manettes, à Limoux, et l’agence France Travail locale pour ce deuxième opus de la série « Coopérer avec » destinée à mettre en lumière des partenariats innovants entre tiers-lieux et structures publiques, associatives ou entrepreneuriales des territoires.
Certes, quand l’agence France Travail de Limoux (11) et le tiers-lieu Aux Manettes, situé dans la même ville, ont mis en place un stage créatif à destination des personnes éloignées de l’emploi, en 2023, ils se sont entendus sur un cahier des charges. Mais ce n’est pas ce qu’en retiennent Luc Chinel, vidéaste et alors animateur au tiers-lieu, et Bastien Pedregosa, conseiller à l’emploi dans l’agence France Travail de Limoux.
Carte blanche : c’est ainsi qu’ils qualifient tous deux la démarche de montage du projet. Côté France Travail, l’ambition est d’organiser un stage innovant hors les murs pour remobiliser des personnes isolées en recherche d’emploi. Le tiers-lieu, pour sa part, y voit l’occasion de faire évoluer le public de son projet « Des clics artistiques », qu’il destinait depuis 2020 aux jeunes de 16 à 25 ans.
Si, comme 57% des tiers-lieux d’après le recensement 2023 de France Tiers-Lieux, Aux Manettes accueille quotidiennement des demandeurs d’emploi, ceux que cible le stage sont isolés et ne fréquentent pas ce type d’espaces. Il s’agit donc de « casser les barrières », dans les mots de Bastien Pedregosa, tant entre les partenaires impliqués qu’entre les bénéficiaires. En résulte une « magie » dont Luc Chinel s’émeut encore.
Vers le lien social
À « l’entière confiance » que l’agence France Travail accorde au tiers-lieu pour mettre en œuvre « Des clics artistiques » va répondre celle des bénéficiaires. Et il en faut car le projet, qui invite à travailler par l’image sur la vision que les participants ont d’eux-mêmes, peut être intimidant. Le collectif joue en cela un rôle majeur : « La cohésion est un grand levier. Ce qu’on arrive à faire, à mettre en scène, on n’y arriverait pas sans un travail d’équipe », développe Luc Chinel.
La coopération a émergé spontanément entre les participants. « Ils ont tout de suite travaillé ensemble, raconte Bastien Pedregosa, et créé un groupe WhatsApp pour échanger et faire du covoiturage ». Pour des personnes isolées, ce sentiment d’appartenance à un groupe instaure d’emblée un cadre rassurant. Une confiance dans les autres qui permet finalement aux participants de reprendre confiance en eux-mêmes.
Retisser du lien social est ainsi primordial. « Ça me fait du bien le matin, je suis trop contente de venir ici » s’enthousiasme une participante dont se souvient Luc Chinel. « On a vu son visage changer au cours du stage. Quelque chose s’est débloqué. Ça lui a fait tellement de bien qu’à la fin, elle parlait à tout le monde. C’était une autre personne ».
Décalages de postures
L’évolution des participants se construit en miroir de celle de l’agence France Travail. Les premiers projets innovants que mène celle de Limoux se mettent en place en 2023. « Ces projets permettent de proposer des choses qui ne ressemblent pas à nos prestations habituelles, analyse le conseiller. On se décale, on change d’approche et on casse un peu les barrières. »
Dans cette perspective, construire un partenariat avec un lieu où monter le projet est important : « On ne voulait pas que le stage soit organisé à l’agence, explique Bastien Pedregosa. Il fallait vraiment que ça sorte du cadre de France Travail et que ça corresponde aux participants ». « Il y a cette conscience de l’image que renvoie France Travail et des difficultés à organiser des stages en interne », confirme Luc Chinel.
En innovant dans ses actions, l’opérateur accepte un certain inconfort. Avec Du stade vers l’emploi, il se place aux côtés des demandeurs d’emploi. Déployé en 2024, le projet consiste à définir un autre cadre de rencontre entre demandeurs d’emploi, employeurs et conseillers France Travail, et d’utiliser le sport comme un outil d’échange. « Tout le monde est mélangé, détaille Bastien Pedregosa, on ne sait pas qui est qui. Ça permet de casser les codes. On apprend, et c’est ça qui est intéressant avec ces dispositifs-là. »
Car les conseillers ne sont pas experts dans le secteur des projets qu’ils déploient. Sur la question culturelle, « je n’avais pas de sensibilité car ce n’était pas du tout mon domaine, admet Bastien Pedregosa. Pour “Des clics artistiques”, j’ai sauté sur l’occasion parce que ça me permettait de sortir de ma zone de confort. » L’humilité, la curiosité participent ainsi de la construction d’une coopération réussie.
Changer de regard
C’est aussi le changement du regard porté sur les participants qui leur permet d’évoluer. Bien au fait de cette dynamique, Bastien Pedregosa a préféré se réserver la surprise en ne découvrant les photographies que lors du vernissage final. « J’ai été bluffé. Alors qu’ils n’ont jamais fait de photo ou très peu, les participants arrivent à nous faire ressentir des émotions. »
Pour Luc Chinel, « c’est pour ça que le vernissage est très important : il ne s’agit pas seulement de faire participer mais de donner aux participants l’opportunité d’être fiers de leurs productions. » L’effet de surprise et de révélation contribue à la reconstruction d’une image de soi positive. Et conforte les partenaires dans la pertinence de la démarche.
À l’endroit de l’institution, ce type de coopérations permet aussi de bousculer les représentations, ainsi que le laisse entendre le vidéaste : « Je n’imaginais à aucun moment que France Travail chercherait à faire évoluer sa manière de fonctionner et nous proposerait un partenariat comme celui-là. Moi, ça a changé ma vision. »

Cet article est publié en Licence Ouverte 2.0 afin d’en favoriser l’essaimage et la mise en discussion.