Article

Récit d’un commoner en tiers-lieu

Comment les communs numériques participent des tiers-lieux

1 juin 2022

Benoît de Haas, membre de la Compagnie des Tiers-Lieux et contributeur de Movilab, fait le récit personnel de sa trajectoire de commoner dans la communauté Movilab.org, et revient sur les pratiques de communs qui s’y déploient, les réussites, les pivots et les freins d’un modèle contributif en expérimentation constante.

Je m’intéresse à l’inscription des communs dans l’existant. Je cherche à savoir comment ce mode de gestion et le projet politique qui en émane peuvent prendre de la place dans nos vies. Je ne sais pas ce que va devenir ce mouvement et je n’ai pas encore suffisamment de preuves pour assurer avec aplomb que nous pouvons collectivement vivre, travailler et nous épanouir en gouvernant nos ressources de manière communautaire. Cela étant dit, j’ai l’intuition que c’est une sacrément bonne piste, que d’autres y sont arrivés bien avant nous et que cette pratique me semble la plus pertinente vis-à-vis des défis que rencontrent nos civilisations !

Regardons de plus près à quoi cela ressemble, les communs, à mon niveau.

Début 2020, je me suis mis au travail sur Movilab.org, un espace de documentation des tiers-lieux libres et open source. Mon compère Simon Sarazin, ingénieur dans le domaine des nouvelles technologies devenu commoner, travaillait sur la ressource depuis plusieurs années et m’a convaincu d’investir du temps et de l’énergie dans sa remise en route. J’ai plongé dans une ressource dont la genèse remontait à 2010 et à laquelle des personnes qui m’étaient inconnues avaient contribué. Le wiki continuait à être visité mais la communauté qui la faisait vivre n’était plus active suite à l’éloignement d’un de ses fondateurs ,Yoann Duriaux, en 2018.

Reprendre le travail d’un autre collectif, là où il l’a laissé.

Avec Rémy Seillier de l’association nationale des tiers-lieux, Nicolas Loubet du tiers-lieux La Myne et Simon Sarazin, nous avons organisé une collecte de fonds pour rétribuer le travail nécessaire à la relance et au développement de Movilab.org. Les tiers-lieux et de leurs soutiens ont financé notre travail à hauteur de 12,000€. Cela nous a permis d’ouvrir un budget partagé avec toutes celles et ceux qui avaient envie de venir travailler.

Nous avons animé une première résidence de contribution le lundi 17 mars 2020, premier jour de confinement. La résidence a donc eu lieu en visioconférence. J’ai rencontré un tas de personnes fantastiques et nous avons travaillé à distance pendant deux jours sans perdre de temps en réunion, en dépensant un minimum de temps de coordination tout en discutant de manière informelle pour apprendre à se connaître et à se faire confiance.

Une expérience assez forte de collaboration spontanée, efficace et conviviale. Simon estime que les personnes contribuent facilement à Movilab.org car le wiki est neutre, il ne met en avant aucune structure et ne fait de la publicité à personne. L’idée d’invisibiliser les structures quand on travaille dans les communs s’ancrera rapidement dans ma pratique.

Lorsque l’on travaille sur les contenus et la structuration de Movilab.org se pose la question de ce que l’on a le droit de faire et de ne pas faire. Puis-je supprimer cette page que j’estime caduque ? Puis-je ajouter un élément supplémentaire au sein de cette page que je n’ai pas créée ? Est-ce que je me permets de modifier la façon dont sont catégorisées les pages ?

À l’époque où j’étais confronté à ces interrogations, Simon m’invita à ne pas tergiverser et à foncer. Nous faisons confiance à priori et régulons à posteriori. Le mediawiki permet d’annuler des modifications si on se rend compte que quelqu’un est parti dans une mauvaise direction. Le mediawiki est FAIT pour ça, si on estime que ce que l’on a à dire est plus précis que ce qui est écrit, on DOIT modifier le contenu. Si l’auteur-trice n’est pas d’accord, il pourra annuler la contribution et me préciser son point de vue.

Au départ c’était désagréable d’écraser du contenu, de modifier le travail d’autrui, je n’avais jamais la certitude de bien faire. J’ai rapidement compris que l’on touchait du doigt une des clés de réussite de la gestion en commun. Je devais faire en sorte de créer un cadre qui donne un maximum de confiance aux utilisateurs pour modifier le commun comme ils l’entendent. Car ils et elles sont souvent les mieux placées pour savoir ce qui est bon ou pas.

Nous sommes rarement en désaccord. Lorsque cela arrive, nous arrêtons le travail pour argumenter sur la direction à prendre. Celui ou celle qui travaille fait une proposition argumentée et celles et ceux qui ont émis un doute consentent à ce que le travail continue en ce sens, soumettent des améliorations à la marge à la proposition ou bloquent la proposition, ils ou elles font une contre-proposition ou demandent que ce sujet soit temporairement mis en attente afin de prendre le temps de trouver la meilleure voie. Ces cas sont rares, sur des centaines de contributions je n’ai vécu que deux ou trois blocages.

Limites et difficultés rencontrées

La première touche la question du leadership. Je me suis rapidement retrouvé moteur sur la campagne de récolte de dons puis sur l’animation de la communauté émergente. J’aime ce travail et j’étais ravi de mettre mes compétences de pilotage de projet au service de Movilab.org mais je sentais que la dynamique ne pourrait perdurer sans mon énergie. Cela n’était pas trop l’idée de la gestion en commun que je me faisais. Je ne suis pas parvenu à distribuer ce leadership et lorsque les 12,000€ ont été dépensés et que je me suis mis en retrait, la dynamique s’est évaporée et la communauté ne s’est plus réunie.

Je suis convaincu que le leadership a un rôle clé dans un collectif, et je pense que nous sommes suffisamment intelligents pour ne pas le centraliser sur une personne. Je n’ai pas trouvé pour Movilab.org les moyens d’arriver à un leadership plus distribué. Le leadership est un rôle, une mission, elle devrait pouvoir naviguer entre les personnes d’un collectif ; en fonction de leur envie, de leur énergie et de leur temps disponible.

La seconde limite touche au niveau d’engagement des contributeurs. Lorsque l’on prend soin collectivement d’un commun comme Movilab.org, on peut le faire de manière intense et régulière ou de manière spontanée et épisodique, peu importe. Cependant j’étais en difficulté lorsque je ne connaissais pas le niveau d’engagement des uns et des autres. Je ne comprenais pas pourquoi les sujets que nous avions collectivement identifiés comme importants pour l’avenir de Movilab.org n’étaient pas travaillés.

J’ai créé deux cases dans mon esprit pour résoudre ce problème. Les personnes que je croise sont désormais soit contributrices soit prestataires internes. Si elles sont contributrices, elles améliorent le commun avec ou sans la communauté, quand elles le souhaitent et ne s’engagent pas à participer à des dynamiques collectives qui s’inscrivent dans le temps. Lorsqu’elles ont envie de s’engager au sein de la communauté, elles sont prestataires internes. Elles s’inscrivent dans des projets d’améliorations, s’engagent sur une durée et un volume de temps approximatif qui peut évoluer en fonction des aléas, elles utilisent les outils collaboratifs pour solliciter des membres et rendent des comptes au collectif lorsque les projets n’avancent pas comme souhaité.

Depuis que j’ai rangé les membres de la communauté dans ces deux cases, tout est plus clair et plus simple pour moi. À ce jour, je suis le seul prestataire interne de Movilab.org. Je collabore avec quelques contributeurs actifs et j’accepte qu’il n’y ait pas de délais et de suivi des projets d’amélioration et de diffusion car ces travailleurs n’ont pas la même forme d’engagement pour le moment. Désormais tout va bien.

Une limite forte du travail sur les communs réside aussi dans les postures des personnes qui utilisent et accèdent à la ressource. Sur Movilab.org, les individus à qui est offert un accès à un espace de documentation se positionnent majoritairement comme des consommateurs, comme la communauté qui soutient le wiki était une start up de la frenchtech et que nous étions en train de tenter de leur vendre notre dernier produit. Nous tentons de les sensibiliser à la posture d’utilisateurs de commun. Lorsque quelque chose ne fonctionne pas sur la ressource dont on a besoin, l’utilisateur doit s’impliquer et contribuer à l’amélioration de SA ressource. Sur Movilab.org nous demandons de nous faire remonter les bugs, les défauts d’ergonomie, les problèmes de formulaires, les envies et les nouveaux besoins. Puis nous demandons de payer pour ces améliorations. L’accès au MediaWiki (qui est une technologie fantastique) n’est pas payant, nous n’avons pas des milliards de dollars d’investissement à amortir ou une rente capitalistique à faire croître, et pourtant les utilisateurs rechignent encore à cofinancer avec les autres utilisateurs ne serait-ce que les améliorations d’usages de la ressource qu’ils et elles utilisent. Un choc culturel est nécessaire et en cours. Lorsque nous présentons les systèmes économiques des communs, la quasi-totalité des personnes partagent nos points de vue quant à l’intérêt de changer nos façons de consommer et de travailler.

Contribuer à faciliter le développement des communs sur les territoires ?

Si vous êtes un tiers-lieux, vous pouvez remplacer progressivement tous vos outils propriétaires et les remplacer par des outils libres. Partagez vos besoins sur les forums et les chats, faites vous accompagner par des collectifs matures sur ces questions. Pensez à prévoir des lignes dédiées aux communs dans vos prochains budgets ou vos demandes de subventions, et mettez ces enveloppes à disposition de celles et ceux qui travaillent sur les ressources qui comptent pour vous.

Si vous êtes un acteur public, vous pouvez vous engager dans le renouvellement des modes de financement des initiatives de transition. Vous pouvez développer des formes d’appels à communs qui financent le travail d’animation, de formation et d’amélioration des communs qui existent déjà sur vos territoires, plutôt que de payer des prestations d’entreprises de conseil, parfois fort sympathiques, mais rarement impliquées dans l’amélioration de ressources ouvertes et partagées.

Qui que vous soyez, vous pouvez parler de cette culture des communs, ces modes de délibération, de confiance et de répartition de la valeur. Vous aurez en face de vous des personnes qui sont écœurés des boîtes, des structures, leurs emplois et leur manque d’autonomie ; ce mouvement peut leur apporter des réponses. Partagez leur des liens vers Movilab.org et les modèles contributifs, partagez leur des liens vers le wiki des communs et la Coop des communs. Mais prévenez-les que lorsqu’on commence à cheminer vers les communs, il ne sera pas évident de revenir sur le chemin du chacun pour soi.

Cet article est publié en Licence CC By SA afin d’en favoriser l’essaimage et la mise en discussion.