« La pleine citoyenneté des personnes en situation de handicap n’est toujours pas une réalité », souligne APF France handicap dans son nouveau projet associatif. Alors pour favoriser l’accessibilité, la participation ou la solidarité, mais aussi pour réinventer son organisation, l’association nonagénaire ouvre aujourd’hui des tiers-lieux. Une dynamique qui s’inscrit pleinement dans son histoire.
C’est dans un vaste mouvement d’éclosion de structures collectives permis par la loi de 1901 sur le droit d’association que s’inscrit, en 1933, la création de l’Association des Paralysés de France (APF). Dès ses débuts, APF — désormais APF France handicap – est incarnée par des personnes en situation de handicap. Prenant le contrepied des associations gestionnaires des établissements de soin et des associations de défense de leurs usagers de l’époque, elle défend l’idée que les personnes en situation de handicap doivent pouvoir décider par elles-mêmes.
Les premières se concentrent sur le rôle et la place des établissements de santé dans la société. Longtemps lieux d’enfermement et de mise à l’écart, elles tendent encore à faire des corps handicapés des objets de soin. La deuxième, qui s’interroge sur son mode de gouvernance et milite pour le libre-arbitre et la citoyenneté des personnes en situation de handicap, vise à montrer qu’elles sont des sujets de droit, de désir et d’individualité.
Fidèle à cet esprit, la nonagénaire APF France handicap porte aujourd’hui un projet associatif intitulé « Droit devant, droits d’avenir » (2024-2028). Philippe Jeanneton, ancien représentant départemental de l’Indre, actuellement vice-Président d’APF, et Patrice Giordano, ancien directeur territorial de l’Indre, actuellement responsable de l’engagement associatif et politique d’Île-de-France, illustrent comment ce nouveau projet pense, en miroir, monde du handicap et écosystème des tiers-lieux.
Construire des passerelles
« Un apartheid » : c’est ainsi que Philippe Jeanneton, faisant siens les mots de la présidente d’APF France handicap Pascale Ribes, décrit la séparation entre les personnes valides et non valides. Si dès les années 1970 APF France handicap plaide pour des lieux ouverts et accessibles à tous, c’est bien plus tard qu’elle trouvera dans le modèle des tiers-lieux leur réalisation concrète. « Avec les tiers-lieux, soutient Philippe, on va pouvoir créer des plateformes nous permettant de croiser des gens qu’on n’a pas l’habitude de croiser ».
En 2021 naît, au sein d’APF France handicap, un groupe de travail national dédié à la question. À la manière des hétérotopies que théorise Foucault à la fin des années 1960, les tiers-lieux ouvrent des espaces d’émancipation, d’éducation et de contestation. « On y a vu des espaces où le pouvoir d’agir était respecté, raconte Patrice Giordano, où la participation, la co-construction, le faire, étaient favorisés ». Ce sont, en clair, des espaces où s’affirmer en tant qu’individu et dans et par le collectif.
Les personnes en situation de handicap peuvent y être considérées comme actrices de la société et s’impliquer dans des relations réciproques. « On peut s’occuper des affaires du monde, donc d’écologie, de politique, de gestion sociale, de formation, d’emploi » défend Philippe. Alors, là où le resserrement sur les seuls enjeux du handicap tend à être éreintant, leur ancrage dans des lieux où elles sont en contact avec des questions politiques, culturelles et sociales remotive. « Le tiers-lieu nous permet de réenchanter notre militance et notre engagement », poursuit le vice-président d’APF.
Accessibilités
Pour autant, cette proximité qu’ont les tiers-lieux avec les idées portées par APF France handicap n’entraîne pas nécessairement leur accessibilité. Sur la question spécifique de l’accessibilité aux personnes en situation de handicap moteur, le retard pris depuis 1975, date de la première loi cadre, est considérable – d’autant que la loi de 2005, imposant la mise aux normes des lieux pour les rendre accessibles à tous, ne s’est pas concrétisée par la parution d’un échéancier.
APF France handicap propose ainsi son expertise. Philippe précise : « L’accueil des personnes en situation de handicap peut certes se faire en étant ouvert et accueillant, mais demande de la technicité ». Car au-delà des questions d’accès physique et de convivialité, il faut pouvoir disposer d’outils : « Tout le monde n’est pas formé à accueillir une personne ayant un syndrome frontal ou un trouble psychique, confirme Patrice. Ce n’est pas simple, on doit à la fois casser les mauvais réflexes et donner des billes ».
Mais l’expertise vient aussi des personnes concernées. « Qui mieux qu’une personne ayant vécu une maladie ou une discrimination pour en aider une autre ? » rappelle le responsable de l’engagement associatif et politique d’Île-de-France. C’est ce que sous-tend la notion de savoir expérientiel qui se joue « dans l’écoute, la réciprocité, le non-jugement, la compréhension et le respect des étapes ». Les tiers-lieux que porte APF placent cette conviction au cœur de leur projet. Dans cette perspective, l’inclusion est inversée : les personnes dites à intégrer sont celles qui détiennent le savoir.
« Notre objectif est d’être là où les gens sont »
L’exemple du Berry des possibles
L’idée d’un tiers-lieu qui permettrait de partager ce savoir émerge en 2021. Le Berry des possibles est fondé à Châteauroux (36) deux ans plus tard par la délégation de l’Indre d’APF France handicap. Outre son impact territorial, il donne à APF, de même que les deux autres tiers-lieux que porte l’association – l’un à Villeneuve-d’Asq, l’autre à Amiens – le moyen de se transformer de l’intérieur. « Objet hybride neutre, plastique, il permet d’expérimenter des changements, d’absorber des chocs et de transformer l’offre de services » d’APF en « faisant effet de levier », expliquent Philippe et Patrice.
Des besoins de ses acteurs, il retient trois enjeux principaux : l’accompagnement au numérique, le soutien aux aidants et la mixité sociale. Trois enjeux qui font la raison d’être du tiers-lieu, trois « sujets dont la société ne veut pas s’emparer », souligne aussi Patrice. Le Berry des possibles les considère de biais. Avec le numérique par exemple, il ne cherche pas à faciliter la dématérialisation des services mais à permettre aux personnes en situation de handicap de télétravailler, de garder un lien avec leurs proches ou de faire du e-sport.
À terme, il veut être mobile, voyant dans l’itinérance une modalité nécessaire à son inclusivité. Car, hors de Châteauroux et de sa métropole, il y a des zones rurales où de nombreuses personnes vivent coupées des liens sociaux. Les services publics y ferment peu à peu et participent d’un isolement touchant particulièrement les habitants précaires. Ainsi, dit Patrice, « notre objectif est d’être là où les gens sont. Ce n’est pas d’être là où nous on a envie que le tiers-lieu soit ».
Cet article est publié en Licence Ouverte 2.0 afin d’en favoriser l’essaimage et la mise en discussion.