En 2001, un rapport ministériel met en lumière les modes de faire de lieux culturels intermédiaires, tente de comprendre leurs dénominateurs communs, et d’esquisser des pistes d’accompagnement de ces alternatives par la puissance publique. 20 ans après sa parution et alors que les tiers-lieux – qui peuvent être vus comme héritiers partiels de ce mouvement – sont au cœur des préoccupations des acteurs publics, comment résonne le Rapport Lextrait ? Qu’est-ce que sa lecture a à nous apprendre sur une certaine généalogie des tiers-lieux et vient éclairer ce “moment tiers-lieu” ?
Le Rapport Lextrait, écrit en 2001 sur la commande du secrétaire d’État au Patrimoine et à la Décentralisation culturelle, tente de recenser les fondements communs d’une trentaine de lieux culturels indépendants, en tirer les principales problématiques et soumettre au Ministère un programme pour l’accompagnement et le soutien de ces lieux, sans les enfermer dans une politique culturelle directive. Fabrice Lextrait, auteur de ce rapport (en collaboration avec Marie De Hamme et Gwenaëlle Groussard), a été choisi pour son engagement dans la friche culturelle marseillaise « La Belle de Mai », dans un contexte nationale de décentralisation politique et de multiplication d’initiatives culturelles alternatives, qui remettent en question la démarche instituée des politiques publiques. Le ministre communiste Michel Duffour, voulant impulser une politique des Nouveaux Territoires de l’Art sous le gouvernement Jospin (le même gouvernement qui avait remis en place un Secrétariat d’État à l’économie sociale et solidaire), voulait s’appuyer sur ce rapport pour envisager comment les pouvoirs publics pourraient soutenir ces lieux sans leur faire perdre leur force créative. Or, le moteur des ces lieux était leur capacité à brouiller les frontières, en créant des passerelles entre des mondes cloisonnés, ce qui va a priori à l’encontre des politiques rattachées à des ministères.
Le Rapport LEXTRAIT, « Friches, laboratoires, fabriques, squats, projets pluridisciplinaires… Une nouvelle époque de l’action culturelle »
Composé d’une première partie de monographies de lieux, avec leurs histoires propres, leurs organisations mouvantes, leurs essences toutes singulières, leurs modes d’organisation sans cesse ré-inventés et les modèles économiques qui traduisent ces spécificités… le rapport pointe d’abord la difficulté de nommer, de catégoriser, de synthétiser et généraliser en vérités théoriques ces expérimentations situées. Il est essentiel de conserver cette posture de liberté laissée au réel.
Ces expériences ont pu émerger d’un vide existant dans les propositions artistiques des lieux institués : Elles donnent une richesse de propositions en terme de mélanges des publics, de mixités des disciplines artistiques, de partenariats variés et d’organisation collective. Elles questionnent par de nombreuses problématiques la programmation instituée : le clivage public/privé, l’art dans la société marchande productiviste, la tension entre le centre et la périphérie, l’art comme facteur d’intégration/exclusion, le rapport entre amateurs et professionnels, la rigueur et l’excellence artistique… Espaces de débat, de rencontre, de connexions, elles ouvrent les frontières et créent des zones de porosité et de croisements où les possibilités d’interactions sont démultipliées.
Ces lieux culturels intermédiaires recréent du lien par le contact avec le terrain, avec la population, avec les structures de proximité et dépassent les frontières pour donner une nouvelle impulsion dans la création : expérimentations, doute, légitimation, droit à l’imperfection, temps long de l’inspiration, co-créations…
Souvent implantés dans des zones délaissées par les politiques d’aménagement (sites industriels, friches urbaines ou espaces victimes de l’exode rural), ils réinventent le lieu par une pratique artistique à la fois autonome et ancrée sur le territoire, tout en se défiant d’une institutionnalisation sclérosante : rester alerte, en mouvement, en perpétuelle adaptation aux vécus de terrain et aux personnes et structures qui composent les collectifs. Majoritairement habités par des valeurs de développement durable, d’écologie artistique et d’équilibre social, ces lieux offrent aussi un accompagnement des parties prenantes vers la réalisation des objectifs individuels et communs ; cela favorise leur appropriation des espaces et de la structure, et amène une dynamique nouvelle de confrontation, d’inclusion et de création. D’organisation essentiellement collégiale et multidimensionnelle, la complexité structurelle est une composante de l’indépendance et de l’adaptabilité de ces lieux. Ces structures organiques se doivent de garder l’esprit, le sens, et cette grande plasticité : beaucoup de temps de coordination, de discussions, de relations interpersonnelles pour assurer la modularité, l’ajustement mutuel au réel que l’on appelle « adhocratie » par opposition à la bureaucratie.
C’est donc une nouvelle posture face à l’ensemble du processus de création artistique : de l’immersion territoriale sur un temps indéfini, à la participation de la population au processus créatif, dans une approche relationnelle et évènementielle, à la diffusion d’œuvres régionales et de jeunes artistes, aux propositions pluridisciplinaires, jusqu’au développement local avec les collectivités, écoles, entreprises locales… Aucune autre structure ne peut accueillir ce type de proximités multiples, combinaisons alchimiques dont personne ne connaît en amont le résultat final : d’où l’importance de soutenir ces lieux « plate-forme » d’expérimentations, pour leur éviter la précarité vécue quotidiennement malgré l’engagement individuel et collectif qui les caractérisent.
La marge qui caractérisent ces lieux intermédiaires crée des zones d’instabilité, d’insécurité voire d’illégalité qui peuvent mener à modifier la réglementation sur une question sociétale, aussi grâce à une autonomie politique et une expertise de terrain. Ce sont de précieux interlocuteurs sur la connaissance du territoire, sa population, du tissu partenarial, grâce au réseau riche et diversifié. Leur modèle économique s’appuie aussi sur une pluralité de ressources : publiques (Etat, collectivités territoriales, …), privées (ventes de spectacles, performances au chapeau…), ainsi que d’autres circuits de financement du tiers-secteur. Cette diversité leur accorde une assise interdépendante et non assujettie à un seul financeur, même si la fragilité des modèles économiques porte préjudice à la pérennité des initiatives : il s’agirait par un programme adapté de pouvoir sortir de la précarité tout en conservant les conditions de la créativité dans des organisations plus solides.
L’annonce d’un programme d’action
Le rapport propose d’inverser les procédures habituelles de soutien culturel pour prendre en compte le contexte local, les besoins de la population, la force des propositions artistiques. Il s’agit de rendre le programme de soutien lui aussi transversal et expérimental : associer l’ensemble des partenaires engagés dans la réforme de l’État, ouvrir un dispositif interministériel ; pouvoir évaluer les structures en prenant en compte le processus, l’approche transversale, l’interdisciplinarité ; pouvoir évaluer l’impact des politiques publiques, notamment les politiques culturelles.
Les champs d’intervention concernent les modalités d’utilisation du patrimoine immobilier à des fins culturelles et d’intérêt collectif ; le soutien au développement, aux mutualisations, aux accompagnements ; le soutien à l’émergence de nouvelles pratiques, de nouvelles fonctions transversales tant dans le processus de création (recherche, mise en débat, fabrication, formation, initiation, animation, diffusions…) que dans les champs externes (social, territorial, partenarial, économique…), sans pour autant en faire un pré-requis qui enfermerait la démarche…
20 ans après la parution du rapport…
Avec le recul des 20 ans passés depuis sa rédaction, le rapport Lextrait a fait connaître par une étude détaillée ces initiatives qualifiées alors de marginales, contribuant à les légitimer : la vitalité des projets, leur pertinence et leur influence artistique et locale ont été révélées, ainsi que leur précarité et leur fragilité de fonctionnement.
Le décloisonnement et la décentralisation alors amorcées ont permis quelques avancées timides de soutiens aux lieux intermédiaires : le changement de politiques publiques nécessite un temps qui paraît long aux initiatives de terrain agiles et réactives. Les droits culturels (permettre à chacun et chacune de participer à la vie culturelle) entrent doucement dans les mœurs des institutions culturelles, les politiques publiques y sont de plus en plus sensibles et essaient d’inclure des lignes de soutien aux créations populaires et transversales. Ce n’est pourtant pas une nouvelle époque de l’action culturelle, mais des avancées qui font leur chemin : les nombreux ministères s’ouvrent actuellement aux tiers-lieux, ce qui correspond parfaitement à la démarche de transversalité initiée par les lieux intermédiaires. L’approche est maintenant très orientée vers les nouvelles technologies, vers la professionnalisation et la cohésion territoriale, sans placer la culture et la démarche artistique au cœur, comme initiateurs de ce décloisonnement et de cette démarche inductive…
Tous ces lieux d’expérimentation ont besoin de soutien sur la durée, non seulement financier mais aussi en terme d’accompagnement vers une porosité avec le secteur public, avec les collectivités locales pas toujours sensibilisées aux communs et à l’intérêt général porté par des structures privées.
Et les Tiers-lieux culturels ?
Les tiers-lieux ont diversifié leur champ d’action, leurs champs d’intervention et aussi leur structuration. L’éventail des réalités des lieux de ce tiers-secteur est désormais très large, avec le risque de perdre la notion de participation, de connexions improbables, de sortir des cadres et de la réglementation seulement si besoin. 20 ans après, ce rapport nous amène à souhaiter l’élargissement du décloisonnement public-privé, veiller à garder l’autonomie des initiatives, leur adéquation aux besoins de la population, du territoire, et pouvoir rémunérer correctement le travail de celles et ceux qui œuvrent avec polyvalence, qualité et engagement sur le terrain.
Les tiers-lieux contemporains retrouvent des problématiques similaires. Quelques politiques publiques leur sont dédiées sans forcément durer dans le temps, mais elles restent marginales de sorte qu’on peut difficilement parler d’une nouvelle ère de l’action culturelle. Ce qui a peut-être changé, avec la montée des niveaux de diplôme dans la société française, c’est la capacité d’un nombre croissant de porteurs et porteuses de projets à parler plusieurs langues institutionnelles et donc à rentrer dans de nombreuses cases des politiques publiques nationales et locales (économie sociale et solidaire, cohésion sociale, culture, etc). Le risque est cependant que ce haut niveau d’agilité aille finalement à l’encontre de la logique des droits culturels promue par ces lieux et qui voudrait que les initiatives culturelles soient à la portée de tous et toutes.
Cet article est publié en Licence CC By SA afin d’en favoriser l’essaimage et la mise en discussion.