Fiche de lecture

Services publics et communs : à la recherche du service public coopératif

Mettre la démocratie au centre du service public, une fiche de lecture de l’ouvrage de Thomas Perroud

26 juin 2025

Thomas Perroud est professeur de droit public à l’Université Panthéon‑Assas, membre du Centre de Droit Public Comparé (CDPC) et du Centre d’études et de recherches de sciences administratives et politiques (CERSA). Il a publié de nombreux ouvrages qui s’inscrivent dans l’étude du droit public comparé et du droit de la régulation. Il porte un regard critique sur l’emprise des logiques néolibérales sur la transformation contemporaine du droit administratif et plus largement de l’Etat. Il s’inscrit dans une philosophie politique libérale redonnant du pouvoir d’agir aux citoyens eux-mêmes. Publié en septembre 2023 aux éditions Le Bord de l’eau, Services publics et communs. À la recherche du service public coopératif s’inscrit dans un double contexte politique. D’une part, les services publics continuent à être remis en cause par une partie de la sphère politico-médiatique formulant des appels répétés à un choc de simplification, à la suppression d’agences publiques, à des cures d’austérité, ou encore à des réformes inspirées par le nouveau management public (new public management). De l’autre, on assiste à la montée progressive de mobilisations en défense des services publics réclamant leur retour. En cherchant à sortir de l’option binaire entre le retrait ou le retour des services publics, Thomas Perroud propose une piste alternative qui passerait par leur transformation par les communs, voie la plus fructueuse selon lui pour en démocratiser la gouvernance.

« Peut-on mettre la démocratie au centre du service public ? » C’est par cette interrogation que s’ouvre l’ouvrage du juriste Thomas Perroud. Ce dernier fait le constat que les services publics, malgré leur image positive, excluent les citoyens de leur gouvernance qu’ils soient nationalisés ou privatisés. L’objet du livre est alors d’interroger ce que les communs – ces biens et services collectifs autogouvernés par leurs communautés d’usagers – pourraient apporter à une refondation démocratique des services publics.

Dans l’introduction, Thomas Perroud part du constat que depuis la Révolution de 1789 les services publics sont restés imperméables au processus historique d’approfondissement de la démocratie. Selon lui, la majorité des décisions les concernant, par exemple les nationalisations ou les privatisations, sont prises par des élites politiques et administratives, sans considération ni pour les agents qui les opèrent ni pour les usagers qui les utilisent. Les citoyens sont exclus de fait de l’administration de leur fonctionnement, qu’on pense à l’école, à l’hôpital ou encore à la police. Ainsi pour l’auteur, « le principe démocratique n’a pas pénétré le cœur de l’État » (p. 11). Or les solutions, qui passeraient par un renforcement de la représentation nationale (démocratie représentative) et de la participation citoyenne (démocratie délibérative), ne suffisent plus. Le pari du livre est donc de reconstruire la démocratie « par le bas » empruntant une voie émergente qui mobilise le concept des communs. Ces derniers, qui connaissent un regain d’intérêt tant dans la sphère politique qu’académique, permettraient selon Thomas Perroud de repenser les services publics et leur organisation : « en mettant l’accent sur les règles de gouvernance d’une ressource, d’un bien ou d’un service, le commun permet de remettre les communautés au cœur du service et pas simplement comme objet de domination » (p.9). 

L’État français contre les services publics communalisés

La première partie de l’ouvrage s’attache à une analyse des services publics et leur fonctionnement pour en déconstruire les idées reçues, en particulier concernant leur prétendu qualité démocratique. L’auteur commence par retracer l’élaboration des services publics au XIXe siècle à travers le prisme du droit administratif. Alors que l’État français, par rapport à ces voisins européens, a très tôt été considéré juridiquement comme relevant du droit civil, les services publics ont été utilisés par les juristes pour le « remettre au-dessus des particuliers, le sortir de l’orbite du Code civil » (p. 44). C’est à la seule administration publique qu’est revenu le rôle de gérer les services publics, en tant que garante de l’intérêt général, à travers l’élaboration d’un droit particulier qu’est le droit administratif. Mais, nous dit l’auteur, alors que ce droit devait consacrer la souveraineté à l’État, il a paradoxalement contribué à contraindre ce dernier. Thomas Perroud prend ici l’exemple des contrats de cession de service public, à l’instar des autoroutes, qui lient l’État à des acteurs économiques. Or ni les pouvoirs publics, ni a fortiori les citoyens, ne peuvent les faire évoluer dans le temps, témoignant d’un défaut de souveraineté. Le droit administratif exclut ainsi de facto les citoyens de la gouvernance des services publics. Cette mise à l’écart volontaire s’expliquerait par la proximité des juristes qui l’élaborent avec la bourgeoisie naissante, et leur aversion du peuple et ses « passions », en particulier dans le contexte politique houleux de la IIIe République. Au cours du XIXe, le droit administratif, en plus du rejet des citoyens, contraint les fonctionnaires qui les opèrent, en limitant leur droit de grève et en subordonnant leur action selon un principe hiérarchique. Le statut et le rôle des fonctionnaires évoluent à partir de la seconde moitié du XXe siècle, notamment dans le cadre des nationalisations dans l’immédiate Après-Guerre, mais dans une logique technocratique de rationalisation par les grands-corps d’État qui se fera au détriment de la représentation nationale et plus encore des citoyens.

Malgré ce constat pessimiste, Thomas Perroud reconnaît qu’au cours des deux derniers siècles des initiatives ont été menées, notamment par la gauche française, pour démocratiser le fonctionnement de l’administration. Il présente les exemples de l’instauration des jurys populaires, des tentatives d’extension du principe électif aux fonctions publiques (on découvre la proposition portée par Condorcet pour faire élire localement les maîtres d’école par des sociétés savantes et des pères de famille), et plus récemment la multiplication des procédures de consultation publique (dans le cadre des grands travaux publics) et des dispositifs de participation citoyenne (à l’instar des budgets participatifs). Mais à chaque fois, l’auteur constate que leur portée reste limitée.

Thomas Perroud poursuit en présentant plus en détail des mobilisations qui ont cherché à inclure les agents publics et les usagers dans l’organisation des services publics. Il évoque le renforcement, à partir de 1954, du poids des fonctionnaires dans la gouvernance des entreprises publiques de l’énergie (EDF) et des transports (SCNF) via la présence des représentants du personnel dans les conseils d’administration. Il s’étend longuement sur les expériences menées par les tenants de l’enseignement mutuel (fin XIXe) et de la pédagogie Freinet (début XXe) qui ont cherché à faire participer plus activement les élèves à l’élaboration et la réalisation du service public éducatif. Il présente également le cas des hôpitaux psychiatriques qui, dans la vague antiautoritaire de Mai 68, ont cherché à construire des hôpitaux cliniques moins hiérarchiques pour équilibrer le pouvoir entre psychiatres, personnels soignants, et patients. Par exemple, dans le cadre de la psychothérapie institutionnelle portée par Jean Oury puis Felix Guattari, les patients prenaient une part active dans l’organisation de leur institut. L’auteur mentionne enfin l’expérience de quatre lycées autogérés initiés sous la présidence de Mitterrand qui se sont organisés selon le principe coopératif « un élève = un professeur = une voix ». 

Malgré tout, Thomas Perroud tire un bilan critique de ces tentatives plus ou moins radicales. Selon lui, elles se sont toujours soldées par un échec ou par une marginalisation, principalement dus à l’opposition des élites, qui seraient trop réticentes à voir les citoyens s’auto-organiser par eux-mêmes et chercheraient à monopoliser le pouvoir administratif.

À la recherche des services publics communalisés

Alors que faire ? Comment dépasser cette aporie démocratique pour redonner aux citoyens non seulement l’accès aux services publics, mais aussi la capacité d’y contribuer, et surtout le pouvoir d’en décider l’orientation. C’est à cette dernière condition, celle d’un partage effectif du pouvoir de décision, que Thomas Perroud envisage des « services publics communalisés » (p.131) dont il cherche à dessiner les traits dans la seconde partie.

L’auteur commence par revenir sur les tensions entre service public et commun. En s’appuyant sur les travaux d’Elinor Ostrom, il conçoit les communs en tant que ressources partagées par une communauté d’utilisateurs qui en déterminent les règles d’usage et de gouvernance. Il expose ensuite les difficultés de se baser sur la logique des communs pour organiser les services publics. D’un côté, les communs regroupent des communautés homogènes, relativement fermées, qui ne respectent pas nécessairement les droits fondamentaux (l’auteur cite des exemples de communs s’organisant selon des principes misogynes, xénophobes ou inégalitaires). De l’autre, les services publics impliquent a minima deux communautés, celle des bénéficiaires et celle des producteurs, la première étant relativement ouverte à tous les citoyens selon le principe républicain d’égalité d’accès, et la seconde étant tenue en théorie par le respect des droits fondamentaux et de l’intérêt général. 

Dès lors, l’auteur se demande à quelles conditions les communs pourraient, sinon remplacer, du moins démocratiser les services publics. D’une part, il propose de repenser la conception même des communs afin d’y articuler les principes républicains d’égalité et de non-domination. De l’autre, il envisage des dynamiques de « communalisation » des services publics. Thomas Perroud s’appuie ici sur les résultats du Rapport sur l’échelle de communalité auquel il a contribué . Il propose de communaliser les services publics en ouvrant de manière la plus inclusive possible trois types de communautés : la communauté usagère, la communauté attributaire ayant un pouvoir de décision, et la communauté de contrôle jouant un rôle de garant. Des citoyens pourraient ainsi non seulement être des usagers, mais également devenir décisionnaires et garants de services publics ainsi communalisés.

L’intuition de l’auteur est que le véhicule institutionnel le plus prometteur pour concrétiser ce croisement est celui de la coopérative. D’un côté, il évoque des coopératives historiques (Rochdale, Owen ou encore Roubaix Draperi (J.-F.), Histoires d’économie sociale et solidaire, Paris, les Petits matins, 2017) qui ont grandement influencé la pensée socialiste au XIXe. Ces coopératives ont non seulement permis aux classes populaires d’auto-organiser la production et la consommation de biens économiques. Elles ont également permis d’utiliser les surplus monétaires pour prendre en charge la fourniture de services collectifs – logement, éducation, assistance – pour les membres de la coopérative, avant même l’apparition de l’État providence. De l’autre, Thomas Perroud présente le cas plus récent des sociétés coopératives d’intérêt collectif (SCIC) dont le statut a été créé en France 2001 sous le gouvernement socialiste de Jospin loi no 2001-624 du 17 juillet 2001. À la différence des coopératives traditionnelles de consommateur ou de producteurs, les SCIC permettent de partager le pouvoir entre différents collèges : celui des salariés, des bénéficiaires (clients, usagers, etc.), ainsi qu’au moins un troisième collège de contributeurs à l’activité de la coopérative. Dans ce troisième collège on retrouve souvent des acteurs publics, principalement des collectivités locales, qui ne peuvent cependant détenir plus de 50% des droits de vote pour éviter toute forme de nationalisation. Thomas Perroud pointe cependant plusieurs problèmes. D’abord l’objet des SCIC est de répondre aux besoins de ses membres et non de l’ensemble des citoyens, ensuite le modèle malgré sa lucrativité limitée reste capitalistique au sens où les participants doivent apporter un capital pour entrer dans la coopérative et participer à sa gouvernance, et enfin il n’existe pas de communauté garante du respect de la démocratie interne. Malgré tout, l’auteur considère que ce modèle permet d’envisager une organisation plus démocratique qu’au sein des entreprises publiques actuelles.

Pour finir, l’auteur présente des innovations qui visent à inclure la société civile dans la gestion des services publics de quatre pays. En Allemagne, de nouvelles coopérations ont vu le jour entre des services publics (re)municipalisés et des coopératives, notamment dans le domaine de l’énergie. Ces partenariats entre  municipalité et citoyens permettent à ces derniers de créer des coopératives lorsqu’une ville menace de mettre un terme à certains services publics pour en assurer la continuité. Une initiative a ainsi été lancée pour acquérir les actions de l’opérateur d’énergie de Berlin afin d’en faire une coopérative citoyenne. En Angleterre, le projet d’une Big Society porté dans les années 2010 par le gouvernement conservateur de David Cameron visait à donner plus d’autonomie à la société civile auto-organisée. Selon l’auteur, le projet promettait d’instaurer un « service public ouvert » sous forme de mutuelles coopératives donnant aux citoyens un contrôle direct sur leurs services publics. Mais, sans compter le retrait de l’État qu’il a servi à justifier, cette initiative a été sous-financée entraînant son échec relatif. L’Italie fournit un laboratoire particulièrement stimulant avec la constitutionnalisation en 2001 de la subsidiarité horizontale affirmant la priorité des initiatives citoyennes sur l’action administrative Constitution italienne (art. 118, dernier alinéa). Cette législation a été concrétisée par la création d’un Règlement pour l’administration partagée adopté par plus de 300 municipalités qui peuvent signer des Pactes de collaboration avec des collectifs de citoyens pour les aider à prendre en charge la gestion de certains services et biens publics (espaces verts, théâtres abandonnés, bâtiments scolaires, etc.). Enfin, l’auteur présente les initiatives qui sont apparues aux États-Unis, en particulier à Chicago et à Oakland, suite aux revendications formulées par les associations afro-américaines pour établir un contrôle citoyen sur la police. Bien qu’il considère ces initiatives intéressantes, elles ont abouti à un pouvoir de contrôle citoyen effectif bien inférieur à celui espéré par les associations. 

Thomas Perroud conclut l’ouvrage par un appel au pluralisme institutionnel visant à dépasser le modèle français d’administration des services publics selon une logique centralisée et hiérarchique. Pour lui, les communs peuvent servir d’aiguillon pour démocratiser ce modèle, à condition d’y articuler les principes républicains d’égalité et de non-domination leur faisant actuellement défaut. Tout l’enjeu étant de réussir à faire coexister le pluralisme propre aux communs avec le principe d’égalité propre aux services publics…

Communs et services publics, du pareil au même ? Quelques points de discussion 

Après cette présentation, nous voudrions revenir sur quelques points de discussion.

Pour commencer, l’intérêt principal de l’ouvrage consiste à ne pas fétichiser les services publics pour défendre, comme le font certains, leur retour pur et simple. Il propose une réflexion sur ce qui leur fait défaut, et ce depuis bien avant l’ère néolibérale, à savoir une gouvernance démocratique. La piste des communs explorée par l’auteur, et les formes de coopération, de participation citoyenne, et d’administration partagée qu’ils dessinent, semblent tout à fait stimulantes pour penser cette démocratisation. Les communs permettent d’envisager une alternative à l’option binaire nationalisation / privatisation qui polarise les débats sur les services publics, mais qui ne parvient plus à susciter d’engouement populaire. Ils ouvrent la possibilité de concevoir des services publics dont le pouvoir de gestion effectif passerait des élites administratives aux agents qui les opèrent et aux citoyens qui les utilisent. Cette perspective soulève un horizon politique stimulant. Comment les voyageurs et les agents de la SNCF pourraient-ils fixer de nouveaux tarifs du train à la fois plus sociaux et écologiques ? Comment les cotisants et les bénéficiaires de la Sécurité sociale se mettraient-ils d’accord sur l’âge légal de départ à la retraite ? Comment les instituteurs et les parents d’élèves décideraient-ils de l’ouverture ou la fermeture de classes d’écoles ? Comment s’organiseraient les randonneurs, les groupements forestiers citoyens et les agents de l’Office National des Forets (ONF) pour gérer plus durablement les forêts françaises ? Comment les citoyens se mobiliseraient s’ils regagnaient le pouvoir de gérer ce qui deviendrait leurs services publics ? 

Malgré son potentiel émancipateur, cette reprise en main démocratique des services publics par les citoyens organisés n’est pas sans poser problème. Thomas Perroud identifie bien certaines tensions, et en particulier la difficulté majeure de faire cohabiter le principe républicain d’égalité devant les services publics et l’inégalité sociale et géographique qui pourrait advenir si ces derniers n’étaient pris en charge que par la société civile. Par exemple, on peut supposer qu’émergerait une forte disparité entre une école de Trappes et une école du 8e arrondissement parisien si la première était uniquement gérée par des parents issus de l’immigration et la seconde par des parents possédant un fort capital culturel ? Or c’est ici que l’ouvrage trouve sa première et principale limite. S’il identifie bien certaines tensions, il n’offre aucune perspective théorique ou pratique élaborée pour les dépasser, alors même que l’idée de démocratiser les services publics par la logique des communs semble fructueuse.  

Ainsi, à la sortie de l’ouvrage, le lecteur se trouve démuni. Bien que de nombreux exemples illustrent le propos, aucune proposition claire ne permet de comprendre à quoi ressembleraient les grandes lignes d’un « service public coopératif ». Lorsque Thomas Perroud présente le seul cas historique de coopérative de service public, la régie coopérative du Rhône créée en 1921 pour l’aménagement du fleuve, il n’en donne aucune précision. Et lorsqu’il expose les limites théoriques du modèle coopératif par rapport aux services publics, notamment en reconnaissant qu’il n’assure pas une égalité d’accès, il ne donne aucune piste concrète, aucun levier institutionnel, aucune proposition politique, pour tenter de les résoudre. 

À cette première limite s’ajoute une seconde relevant de nombreuses apories majeures qui réduisent la portée théorique de l’ouvrage. Le premier manque porte sur l’absence de certains cas paradigmatiques. Il semble tout à fait étonnant que la Sécurité sociale, simplement évoquée dans un paragraphe, ne soit pas analysée en profondeur, alors qu’elle représente sûrement le cas le plus emblématique d’un service public en partie communalisé tel que l’entend l’auteur. La Sécurité sociale, héritière du mouvement mutualiste, issue du Conseil national de la résistance, instituée en 1945 par un ministre communiste, était à son origine organisée à travers des caisses locales et nationales autogérées par des représentants de salariés élus, majoritaires par rapport à ceux du patronat. L’État gardait bien certaines prérogatives importantes comme la fixation du taux de cotisation, mais les caisses locales relevaient du droit privé et ses agents n’intégraient pas la fonction publique. Cet oubli est d’autant plus étonnant que les derniers gouvernements ont cherché à instaurer un contrôle étatique de la Sécurité sociale, confirmant le propos de l’auteur qui dénonce un État réticent à déléguer son pouvoir aux citoyens auto-organisés Da Silva (N.), La bataille de la Sécu: une histoire du système de santé, Paris, la Fabrique éditions, 2022.. De nombreuses leçons auraient ainsi pu être tirées de l’histoire de la Sécurité sociale, à la fois pour penser l’organisation des services publics, les conditions sociales et politiques de leur démocratisation, et les mesures à prendre pour se protéger des rapports de force conduisant à leur étatisation. 

Le second grand absent de l’ouvrage est l’argent. Alors que Thomas Perroud prend la coopérative comme un véhicule particulièrement prometteur pour des services publics coopératifs, il semble ne pas prendre en compte le fait que c’est une entreprise qui a besoin d’un marché pour fonctionner. Cela amène un ensemble d’interrogations qui ne sont pas traitées de front dans l’ouvrage. Il est en ce sens révélateur que l’auteur étudie le cas de Railcoop sans parler de ses difficultés financières qui l’ont amené à déposer le bilan https://reporterre.net/Liquidation-de-Railcoop-les-raisons-d-un-echec. Une réflexion sur la démocratisation des services publics devrait pouvoir apporter des éléments de réponse aux enjeux du financement, tant ils sont intimement liés aux enjeux du pouvoir et de son partage. Le contrôle des citoyens sur les services publics serait ainsi ineffectif, ou du moins très limité, si ces derniers ne maîtrisent pas les flux monétaires nécessaires à leur fonctionnement. Les débats et les conflits pour déterminer le financement de la Sécurité sociale par cotisation, par impôt ou par capitalisation, en sont une parfaite illustration. 

Le troisième oubli de l’ouvrage est historique. Le cas de la Commune de Paris aurait pu être étudié comme l’une des expériences les plus radicales de reprise en main des services publics par les citoyens continuant à inspirer de nombreux mouvements jusqu’à nos jours Rougerie (J.), La Commune de 1871, 7e éd., 24e mille., Paris, Que sais-je ?, coll. « Que sais-je ? », 2021. Plus anecdotique, le dernier chapitre relatif aux exemples internationaux aurait pu évoquer Barcelone dont la mairie, dirigée par la liste Barcelone en commun entre 2015 et 2023, a institué de nombreux partenariats permettant à des citoyens de gérer des ressources et services publics Rendueles (C.), Subirats (J.), La cité en communs: des biens communs au municipalisme, Caen, C&F Éditions, 2019.

Pour résumer, l’ouvrage permet de comprendre la manière dont les élites politiques et administratives ont exclu les citoyens de la gouvernance des services publics. En l’état, il n’offre qu’un panorama partiel des tentatives pour démocratiser leur administration, sans formuler de propositions claires et convaincantes. Mais cela ouvre une piste de réflexion stimulante résumée par le sous-titre du livre : « à la recherche du service public coopératif ». C’est ici que le cas des tiers-lieux peut nous éclairer. 

Les tiers-lieux, des services publics coopératifs en devenir ?

En effet, les tiers-lieux – qu’ils prennent la forme de fablabs, de ressourceries, de friches culturelles ou encore de potagers communautaires – sont des structures hybrides. D’une part, ils sont souvent portés par des collectifs citoyens ouverts, qui mutualisent des ressources, et expérimentent des formes de gouvernance partagée, se rapprochant ainsi du mouvement des communs. De l’autre, ils développent des services d’intérêt général dans les domaines de la transition écologique, la culture ou encore de la médiation numérique. À ce double titre, les tiers-lieux constituent un laboratoire où se dessine une forme de service public coopératif, moins descendante, et plus participative.

Par ailleurs, les tiers-lieux entretiennent d’ores et déjà des relations avec les acteurs publics. Nombre d’entre eux bénéficient d’un soutien public, particulièrement en France, qu’il s’agisse de politiques nationales, de financements publics, ou de collaborations avec les collectivités territoriales. Certes, cette institutionnalisation relative soulève de nombreuses tensions en lien avec l’autonomie revendiquée par les tiers-lieux. Malgré tout, ces derniers deviennent des partenaires pour certains acteurs publics dans la mise en œuvre de politiques publiques. Ils apparaissent ainsi comme des interfaces entre administrations et citoyens, capables de pallier certaines limites du service public traditionnel, notamment en matière d’accessibilité, d’innovation sociale ou de démocratie locale.

Ainsi, les tiers-lieux ne se contentent pas de proposer une alternative périphérique au service public : ils expérimentent avec lui, parfois à ses marges, parfois en collaboration, des formes concrètes de transformation institutionnelle. Ils constituent un laboratoire pour repenser les modalités d’action publique à partir des communs, et alimentent en pratique la recherche d’un service public plus démocratique, tel que celui que Thomas Perroud appelle de ses vœux.

Cet article est publié en Licence Ouverte 2.0 afin d’en favoriser l’essaimage et la mise en discussion.