Dans cet interview au long cours de Geneviève Fontaine, docteur en Sciences Economiques et co-initiatrice de la SCIC TETRIS (Transformations Écologiques Territoriales par la recherche et l’Innovation Sociale) basé à Grasse, spécialiste des communs et porteuse d’une approche par les capabilités du développement durable, émerge une vision du tiers-lieu comme espace de repolitisation des transitions, esquisse d’imaginaires alternatifs au monde néolibéral et d’autres rapports au temps dans un paradigme de l’urgence écologique.
Sur quels axes Tetris peut-il être perçu comme un “espace transitionnel”, soit un tiers-lieu au service des transitions ?
Avant de répondre à cette question, il est nécessaire de s’en poser une autre qui relève de la dimension politique des tiers-lieux : au service de quelle conception des transitions souhaitons-nous agir ? Souhaitons-nous contribuer à la vision économique des transitions qui consiste à inclure les préoccupations environnementales et sociales dans le fonctionnement économique actuel, à partir duquel on va chercher des adaptations ? Cette représentation occidentale du monde et du développement durable repose sur l’idée largement répandue et enseignée qu’il existerait trois sphères autonomes (économique, sociale et environnementale) qu’il s’agirait de rapprocher afin de les rendre compatibles dans un effort de transition. Alliée à l’idéologie néolibérale actuellement dominante, cette représentation conduit à l’idée de la croissance verte et de la soutenabilité faible où la sphère économique continue de dominer toutes les autres préoccupations. Une tout autre manière de voir les choses est de considérer que les transformations souhaitables doivent conduire à ré-encastrer l’économie et ses modes de fonctionnement dans les sphères sociales et plus largement dans les limites de la biosphère. C’est une autre représentation du monde, une autre représentation de la place de l’économie. Dans cette approche, il s’agit de ne pas uniquement considérer le territoire où l’on vit mais également le territoire et les altérités dont on vit comme nous y invite Bruno Latour.
C’est en s’inscrivant dans cette seconde approche que TETRIS tente d’être un espace transitionnel. Cela se traduit par une inscription dans la tradition éthique et substantive de l’économie qui dénie la place actuellement centrale donnée aux échanges monétaires et marchands pour privilégier au sein du collectif et dans le modèle économique du tiers-lieu, les échanges réciprocitaires et redistributifs. Contrairement à ce que la doxa économique recherche habituellement, il ne s’agit pas, pour résoudre les problèmes, de trouver une one best way permettant un changement d’échelle, mais de s’appuyer sur la diversité organisationnelle et institutionnelle en expérimentant, en sortant des cadres pour trouver des solutions situées. Les transformations nécessaires pour faire face collectivement aux enjeux écologiques d’aujourd’hui et de demain ne peuvent se limiter à des changements de pratiques et de manière de faire. Elles nécessitent avant tout un changement d’imaginaire. Si les tiers-lieux peuvent jouer un rôle effectif dans ces transformations c’est peut-être en permettant aux personnes de déconstruire la manière dont l’imaginaire néolibéral imprègne nos représentations, nos manières de voir le monde, notre conception de l’être humain et des altérités. Les nombreuses activités proposées sur nos deux tiers-lieux qui sont toutes liées à ce qu’on identifie généralement comme relevant des transitions (économie circulaire, dialogue entre transition écologique et numérique, alimentation durable, services solidaires …), sont conçues pour essayer de permettre à chacun.e de déconstruire cet imaginaire totalisant et d’oser ressentir, imaginer d’autres manières d’être au monde. Au travers du faire, y compris économique, il s’agit donc de repolitiser ces enjeux. Nous nous appuyons sur les outils de l’éducation populaire et le respect en dignité de tous les savoirs pour construire des contextes qui le permettent. L’approche par les communs et les capabilités en est un autre fil rouge.
La question de la temporalité lorsque l’on parle de transition est centrale, d’où cette question : faut-il être nécessairement propriétaire pour avoir une démarche aboutie de transition ? Au-delà, l’essor des communs est-il conditionné à des formes collectives de propriété ?
Si la question des temporalités est centrale c’est avant tout parce que les transitions passent par un changement de notre rapport au temps. Nous vivons dans une représentation du temps imprégnée de la logique de marché où la valeur n’apparaît qu’à l’issue du processus de production au moment où l’offre rencontre une demande solvable. Cette représentation linéaire du temps qui focalise toute notre attention sur les résultats à atteindre nous empêche de voir les richesses produites en chemin. Or les transitions supposent de réapprendre à identifier, regarder et reconnaître que les résultats finaux n’ont de valeur que si le chemin parcouru pour les atteindre est éthique. La mode et le mythe de la mesure d’impact par exemple s’inscrivent dans cette vision économiciste des transitions en tentant d’adapter la religion des résultats propre à la logique marchande aux enjeux écologiques et sociaux, et en ce sens au sein de TETRIS nous considérons que les efforts pour imposer la mesure d’impact s’opposent à la réalisation effective des transformations recherchées parce que les outils d’évaluation doivent être adaptés aux finalités et pas le contraire. Et c’est parce que les tiers-lieux peuvent permettre d’explorer cet autre rapport au temps – mais aussi à la valeur – qu’ils peuvent y jouer un rôle.
Mais la question des temporalités renvoie également, quand on parle de transitions, à celle des urgences. Les trois dernières années et particulièrement l’été 2022 ont accentué la perception de l’urgence. Si je me réfère à ce que nous vivons dans les tiers-lieux de TETRIS, on pourrait évaluer le degré d’engagement citoyen des tiers-lieux dans les transitions par l’intensité du ressenti de cette urgence et de l’angoisse qu’elle génère pour chaque membre du collectif. Comme une sorte de commun négatif produit par le concernement vis-à-vis des enjeux mondiaux et locaux que les lieux transitionnels contribuent à faire naître et à entretenir et qu’ils peuvent (voire se doivent pour le bien-être de leurs membres) transformer en responsabilité collective agissante. Faire le lien entre la question des temporalités des transitions et celle de la propriété nous renvoie à l’idée d’un temps long que nous n’avons de toutes les façons plus. Il n’y a donc pour nous à TETRIS aucun lien positif entre propriété et rôle dans les transitions. Il peut en revanche y avoir un lien négatif. La propriété du lieu dans l’imaginaire libéral puis néolibéral donne un sentiment de sécurité et de pouvoir absolu sur les choses qui va à l’encontre de la possibilité de construire un autre rapport au monde, et notamment à la nature et aux altérités humaines et autres qu’humaines. Pour être transitionnelle, la communauté formant tiers-lieu doit sortir de l’illusion que posséder le lieu la sécurise alors que les réelles insécurités sont ailleurs.
Le lien entre communs et tiers-lieux n’a rien d’évident ou de « naturel ». Les tiers-lieux ne sont pas et ne produisent pas des communs par essence. A TETRIS nous considérons que les communs naissent du concernement d’une communauté vis-à-vis d’un système de ressources à la fois matérielles, immatérielles et intangibles dans lequel les relations sociales internes et externes de la communauté sont imbriquées. La préservation ou le développement de l’accès à ce système de ressources est l’objet de l’action collective qui institue des règles pour ce faire. Sans communauté concernée et développant une responsabilité agissante, il n’y a pas de commun. Le commun ne gère pas une ressource, il gère les relations sociales au travers de l’accès à un ensemble de ressources dont la communauté elle-même fait partie intégrante. C’est parce que nous baignons aujourd’hui dans l’imaginaire de la propriété souveraine source d’enclosures que nous nous posons la question de savoir si les communs doivent reposer sur une propriété collective d’une ressource. Alors que les communs nous proposent un autre rapport aux choses qui se base sur la reconnaissance des interdépendances entre des entités humaines et non humaines et des échanges réciprocitaires qui en découlent. Autrement dit, si on veut absolument parler de propriété, alors il faut admettre que la communauté possède les ressources tout comme les ressources possèdent la communauté. La déconstruction de notre lien à la propriété et de ses implications en termes de manières d’être au monde est pour TETRIS un des rôles des lieux transitionnels, et ce, que la communauté qui les anime soit impliquée dans des communs ou pas. Le collectif de TETRIS ne souhaite pas contribuer à la diffusion d’une représentation « faible » des communs certes compatible avec celle de la soutenabilité faible mais contreproductive en ce qui concerne les transitions. Nous soutenons au contraire une approche complexe et exigeante des communs appuyée sur la recherche et proposons un ensemble d’activités formatives pour la rendre accessible à toutes et tous.
En creux, quel est le rôle que peut jouer la collectivité pour garantir l’impact des communs sur les transitions ?
L’ensemble des éléments développés précédemment nous conduisent à TETRIS à refuser et dénoncer la manière dont cette question est posée : pourquoi glisser des tiers-lieux aux communs comme si c’était une évidence ? Comme s’il n’y avait besoin d’aucun apprentissage, en une sorte de court-circuit intellectuel ou d’une vertu immanente ? Associer le terme commun à celui d’impact alors que ces termes véhiculent des imaginaires qui s’opposent dans leur rapport au temps, à l’espace, aux altérités … dans les manières d’être au monde qu’ils engendrent, c’est prendre le risque (ou chercher à) intégrer la représentation des communs dans l’imaginaire dominant et ainsi le vider de son contenu transformationnel et donc politique. Enfin, penser que l’on peut garantir quoi que ce soit dans un environnement complexe et incertain, c’est se bercer de l’illusion de contrôle et de pouvoir sur le devenir des situations qui caractérise notre rapport actuel aux choses et que la croyance dans la commensurabilité des résultats vient renforcer. La question serait alors pour nous, quel rôle peut jouer la collectivité pour favoriser les lieux transitionnels potentiellement vecteurs de communs ? Ce à quoi, nous pourrions répondre : cesser d’avoir peur du non commensurable ; accepter que les lieux transitionnels soient des inachevés permanents et donc accepter de regarder le chemin et pas uniquement les résultats ; faire confiance à l’énergie sociale qui découle de la déconstruction de l’imaginaire néolibéral car elle est source d’une responsabilité collective agissante ; sortir d’une approche en silos thématiques fruit d’un besoin de contrôle pour adopter une organisation décloisonnée plus à même d’affronter les problèmes complexes ; devenir une organisation apprenante qui intègre les tiers-lieux dans une démarche de co-recherche-action où l’expérimentation, les processus d’essais-erreurs sont possibles à chaque fois que nécessaire et qu’ils sont source de progrès individuels et collectifs.
Pourrions-nous zoomer sur la démarche ORE mise en place à Tetris ? A quels objectifs répond-t-elle ?
Comment l’avez-vous mis en place ? Quels sont les freins à celle-ci ?
Un des axes de la démarche de recherche de TETRIS consiste à repérer dans le cadre institutionnel existant les éléments permettant de développer des réalités (activités, modes d’organisation…) reposant sur un autre imaginaire que celui actuellement dominant. C’est dans ce cadre que nous avons repéré le potentiel des Obligations Réelles Environnementales (dispositif du droit de l’environnement) comme permettant de reconnaître des droits aux éléments de la biodiversité présents dans les lieux, droits s’imposant aux propriétaires successifs. Au-delà des questions environnementales, nous explorons également les solutions juridiques qui permettraient de préserver les « fonctions » et aménités sociales et culturelles des lieux en créant des Obligations Réelles d’Intérêt Commun qui s’imposeraient également aux propriétaires. L’objectif est de positionner le collectif du tiers-lieu comme le garant du prendre soin de cette biodiversité et des fonctions et aménités sociales du lieu, permettant ainsi au propriétaire de respecter les obligations environnementales et sociales qu’il a contracté vis-à-vis du lieu. Comme évoqué précédemment, TETRIS ne souhaite pas être dans une posture de propriétaire vis-à-vis des lieux mais dans une posture du concernement et du prendre soin. Le lien entre TETRIS et les propriétaires des lieux que nous habitons passe par des commodats (contrat de prêt à usage) qui nous permettent déjà de sortir d’un rapport monétaire et marchand concernant l’accès au lieu et d’être dans un rapport du prendre soin. Mais nous n’avons pas encore mis en place d’Obligations Réelles qui nous permettrait d’être légitimement reconnu comme les garants des droits des lieux et des aménités qu’ils génèrent pour les habitants du territoire. Nous explorons avec le soutien de l’ANCT les pistes financières et juridiques qui le permettraient. Les freins sont de deux ordres qui touchent tous les deux à l’imaginaire actuellement dominant : le premier est le fait que le propriétaire actuel renonce volontairement à disposer d’un pouvoir absolu sur le lieu considéré dans le droit comme une chose ; qu’il reconnaisse des droits aux éléments constitutifs de ce lieu (biodiversité végétale et animale, aménités environnementales et sociales, matrimoine) en faisant ainsi des sujets de droit. Le second en découle. Le lieu n’étant plus seulement une chose mais devenant sujet, il n’est plus l’objet d’une recherche d’un retour monétaire sur investissement. Il ne doit plus « rapporter » à son propriétaire mais à l’inverse le propriétaire s’oblige à en prendre soin. Le collectif du tiers-lieu peut prendre en charge cette obligation à la place du propriétaire et le paiement d’un loyer n’est plus forcément un attendu de la relation avec le propriétaire.
Quels autres exemples ont pu vous inspirer ?
Je voudrais pour finir citer trois exemples dont nous nous inspirons. Concernant les obligations réelles et la relation au lieu, nous prenons appui sur le mouvement italien des communs qui fait valoir des éléments du droit italien pour imposer aux propriétaires publics et privés une obligation de respect de la fonction sociale des lieux, reconnue par la communauté des habitants. Ce renversement du lien entre le propriétaire et l’objet de sa propriété et qui se fonde sur l’approche de Léon Duguit nous semble essentiel tant pour les communs que pour les lieux transitionnels.
Nous suivons avec beaucoup d’intérêt les travaux des chercheurs développant une approche exigeante des communs en lien avec les transformations notamment ceux de la juriste Sarah Vanuxem sur le changement de rapport aux choses et ceux de Sigrid Aubert sur les communs comme expression vivante d’une responsabilité agissante.Mais d’une manière plus globale, notre principale source d’inspiration reste l’expérience du familistère de Guise et sa démarche d’émancipation à la fois économiques, politique et écologique basée sur la recherche d’équité et passant par le développement, par la communauté, d’équivalents de richesse permettant de sortir de la logique marchande.
Cet article est publié en Licence CC By SA afin d’en favoriser l’essaimage et la mise en discussion.