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Tiers-lieu dans la Vallée de la Roya : reconstruire après la tempête

Un projet de tiers-lieu féministe en éco-construction

21 août 2024

Suite aux dégâts de la tempête Alex dans la Vallée de la Roya (les 2 et 3 octobre 2020), l’Atelier Rural en Roya initie un projet de tiers-lieux rural et de montagne spécialisé dans l’éco-construction, l’art et la recherche participative pour parer à l’isolement des habitantes et habitants. Anouk Migeon est l’une des quatre cofondatrices : elle est architecte, dessinatrice et doctorante en géographie du genre.

Présente sur les lieux lors de la catastrophe, Anouk Migeon est mobilisée par la Fondation Abbé Pierre (et en collaboration avec Charlotte Debackere engagée par Emmaüs Roya) pour produire une étude sur les répercussions de la tempête dans la région. Elle note combien « les femmes ont été fortement impactées par cette catastrophe et comment les inégalités de genre se sont amplifiées au sein des territoires ruraux pour l’accès au relogement, à l’emploi et pour la reconstruction. » Journal du débord, manuel pour comprendre la vallée de la Roya post-tempête Alex  Par ailleurs, des groupes d’habitantes et d’habitants se réunissent pour réfléchir aux conséquences de la tempête autant sur le bâti que sur l’humain et mettent en avant la nécessité de tisser un lien fort entre des personnes, qui ont toutes en commun ce sentiment d’isolation (des autres, du territoire). Anouk Migeon, habitante et membre d’un des groupes de discussion post-tempête, crée avec Morgane Ganault (illustratrice et autrice de BD), Capucine Simonis (artiste peintre) et Léandro Centore (artiste et artisan bois-menuisier), l’Atelier Rural en Roya L’Atelier Rural en Roya est une association, composée d’architectes, d’artisans, et d’artistes, qui vise à faciliter la transition écologique et les renouvellements socio-culturels. Elle valorise les métiers liés à l’art, l’artisanat, et l’architecture, et promeut des méthodes de travail collaboratives. Elle s’inscrit dans l’économie sociale et solidaire, en alliant développement économique et utilité sociale et environnementale. L’association s’engage également à promouvoir l’égalité entre les sexes et les droits des femmes et des minorités de genre, que ce soit dans la gouvernance, l’accès à la vie professionnelle, les moments de convivialité, ou l’occupation des espaces communs. qui mutualise leurs disciplines, compétences et visions. De ce projet nait l’idée d’un tiers-lieu à Breil-sur-Roya. Celui-ci se donne pour mission d’être créateur de lien dans une vallée lacérée par les pluies, et de briser les inégalités de genre en (re)donnant des outils (de construction, de soin, de légitimation, etc.) aux populations vulnérables et fragilisées par la tempête

Une tempête créatrice de liens

Dans la nuit du 2 au 3 octobre 2020 la tempête Alex frappe les Alpes-Maritimes avec des pluies diluviennes sur les trois vallées de la Roya, de la Vésubie et de la Tinée. Emportant à son passage routes, bâtiments et ouvrages d’art (ponts, tunnels, etc.), la tempête ébranle les 6 000 habitantes et habitants de la haute vallée de la Roya qui non seulement écopent de lourds dégâts matériels, mais se voient surtout isolés des territoires alentour : « sur le seul axe routier RD 6240 entre la frontière italienne et le tunnel de Tende au nord, ce ne sont pas moins de 10 ponts qui ont été emportés. Journal du débord, manuel pour comprendre la vallée de la Roya post-tempête Alex» À cela s’ajoute la destruction partielle ou totale des nombreuses routes départementales qui desservent les différents villages et hameaux, renforçant l’enclave territoriale dans laquelle la population se trouve.

Post-tempête, les craintes fusent et « plus de 400 personnes, notamment des familles actives, partent de la vallée pour pouvoir subvenir à leurs besoins », se rappelle Anouk Migeon. « Avant la tempête » ajoute-t-elle « le territoire était déjà en déprise et paupérisé par rapport à d’autres vallées, notamment par une situation géographique enclavée. » La tempête n’a fait que renforcer cet isolement – notamment avec l’Italie – et a précipité la nécessité de développer et renforcer une autosuffisance (économique, nourricière, etc). C’est ainsi que plusieurs groupes de citoyens et citoyennes se rassemblent pour penser la vie post-tempête. « On a été une trentaine en post-tempête, même pas un mois après, à se rencontrer pour promouvoir une dynamique tiers-lieux qui conserverait les liens et qui mettrait en place une économie propre à la vallée de la Roya. » Après plusieurs projets avortés, un projet de tiers-lieu est lancé sur la plateforme Purpoz « À la fois plateforme collaborative, média, et réseau social, cette nouvelle plateforme a pour vocation d’être le nouvel espace de la démocratie ouverte à l’échelon local, national et international » https://purpoz.com/pages/a-propos par l’Atelier Rural en Roya en partenariat avec la mairie de Breil-sur-Roya. Avec des ancrages politiques différents, l’Atelier Rural en Roya et la mairie décident de souder leurs savoir-faire sous l’égide d’une seule idée : faire vivre le village. L’architecte voit ce portage aux idées dissidentes comme une force : « le but du tiers-lieu n’étant surtout pas d’être un entre-soi ! »

Un tiers-lieu d’architecture, d’artisanat et d’art…

À la recherche de locaux pour ses artisans et associations dorénavant sans toits, la mairie se porte acquéreur en 2022 de l’ancien bâtiment du site ferroviaire de Breil-sur-Roya, centre névralgique du futur tiers-lieu. En partenariat avec la mairie, l’Atelier Rural en Roya propose alors de réhabiliter le lieu pour « favoriser la transition écologique, la fabrication du territoire avec et pour ses habitant.e.s en utilisant comme levier d’action l’architecture, l’artisanat et l’art ». Le futur tiers-lieu se veut un espace hybride où s’entremêlent production, formation et prestation intellectuelle avec une maison des associations, des ateliers de création partagés, des résidences d’art et d’architecture, des conférences, du coworking, etc. Le volet formation sera particulièrement mis en avant maintenant que l’association est lauréate de l’appel à projet DEFFINOV en consortium avec la Manufacture de la Roya à Brigues, TETRIS, et Intermade pour créer un outil de formation dans la Vallée de la Roya (2023-2026). Les 800 mètres carrés du bâtiment ferroviaire hébergeront ainsi des formations professionnelles sur l’éco-construction et l’inter-subsistance.

Pour « fabriquer le territoire avec et pour les habitant.es », l’Atelier Rural en Roya a signé une assistance à maîtrise d’usage qui leur permet de co-construire le tiers-lieu avec les futurs occupantes et occupants. Par ailleurs, les cofondateurs de l’association profitent de cette AMU pour intégrer à la réflexion le prisme « genre » et ouvrir un lieu inclusif où les notions d’espace et de temps seront considérées au profit des femmes. « Cela passe par exemple par une prise en compte des cycles d’ovulation et de menstruations, par un accès pour les poussettes, ou encore par une réflexion sur la non-mixité de certains espaces. »

…Et un pavillon conçu par et pour les femmes

Avant de pouvoir investir les lieux de la SNCF – qui nécessitent des travaux – l’Atelier Rural en Roya fait chantier-école hors-les-murs du tiers-lieu. « Cela nous permet de voir ce que la vallée possède comme savoir-faire et savoir-être. Par exemple, j’organise des workshops avec des femmes bâtisseuses, qui font figure de préfigurations du tiers-lieu. » Elle souhaite que ces ateliers servent de tremplin aux futures formations en éco-construction du tiers-lieu, mais aussi de base de réflexion au fonctionnement du lieu en lui-même. L’objectif final étant l’élaboration d’un pavillon dans le tiers-lieu conçu par et pour les femmes. Pour mener à bien ce chantier, Anouk Migeon souhaite mettre en avant le savoir-faire des femmes et mener des formations sur l’éco-construction et ses contours. Elle craint qu’avec le changement climatique, « le milieu du bâtiment s’ouvre de plus en plus aux femmes, mais sans être adapté, ce qui risque de les vulnérabiliser. » En contrepied, ces formations privilégient le « prendre soin » dans la construction collective, permettent de réfléchir à la posture du corps sur un chantier et repensent la répartition des tâches : « bien manger sur un chantier c’est aussi important que de porter une pierre ! » s’exclame-t-elle. Voilà le projet féministe de l’architecte : désamorcer les stéréotypes sexistes qu’on trouve dans la construction, pour développer de nouveaux imaginaires qui font du bâti un moyen de s’émanciper des inégalités et des stéréotypes de genre.

Une fois construit à l’intérieur du tiers-lieu, ce pavillon « par et pour les femmes » pourrait accueillir des permanences de la CAF, du Planning familiale ou des associations de lutte contre les violences sexistes et sexuelles. Mais l’idée du pavillon est avant tout de laisser les occupantes prendre en main le projet : « je n’ai pas envie de donner trop d’idées, j’ai envie que les femmes construisent par elles-mêmes, qu’elles créent des partenariats dont elles ont envie. »

Ce chantier tiers-lieu, comme laboratoire de recherche et d’expérimentations, permettra également d’appréhender les enjeux de la prise en main du bâti par les femmes : pourquoi se mettent-elles à construire ? Que construisent-elles ? Quel rapport ont-elles au chantier ? Quelles propositions architecturales face au changement climatique ? Créent-elles un nouveau rapport – plus égalitaire – au matrimoine foncier ? Pléthore de questions auxquelles Anouk Migeon tentera de répondre dans sa thèse sur les « Femmes bâtisseuses de la vallée de la Roya ». En portant cette dynamique de recherche-action, qui croise construction, formation et recherche, Anouk Migeon – avec l’Atelier Rural en Roya – permet aux habitantes et habitants de se rencontrer au travers d’ateliers et de formations, de “faire lieu” avant même l’implantation réelle du tiers-lieu dans les anciens bâtiments de la SNCF, prévue pour l’année 2026.

Propos recueillis auprès d’Anouk Migeon, architecte, dessinatrice et doctorante en étude de genre en géographie et architecture. 

Cet article est publié en Licence Ouverte 2.0 afin d’en favoriser l’essaimage et la mise en discussion.