Les filières céréales de proximité se multiplient en France. L’alliance avec un tiers-lieu est l’opportunité de renforcer la co-création de connaissances et d’innovations.
Développées depuis longtemps dans le secteur de l’élevage, des filières de proximité voient le jour depuis quelques années dans le domaine des céréales (Chiffoleau et al., 2021). Ces filières articulent, au sein d’un même territoire, production, transformation, distribution et consommation, les acteurs (producteur agricole, meunier, boulanger, etc.) pouvant assurer une ou plusieurs de ces fonctions. Selon les volumes et la densité de population locale, les produits issus de ces filières peuvent être commercialisés en dehors du territoire, mais l’origine géographique et sociale des matières premières (et pas seulement du lieu de transformation) restent visibles. Ces filières sont aussi appelées « filières territorialisées » ou « filières locales ».
Une diversité de modèles organisationnels
L’analyse des filières de proximité, conduite dans le cadre du volet socio-économique du projet Activa-Blé (2018-2022), montre des agencements singuliers d’acteurs économiques, de la production de semences à la livraison des produits, qui sont le reflet des stratégies des initiateurs de la démarche. Trois modèles organisationnels sont fréquemment observés et révèlent des niveaux contrastés d’intégration amont-aval et/ou se distinguent par leur modèle de gouvernance, la nature des coopérations entre les différents acteurs et/ou leur engagement dans le choix des matières premières à transformer.
Le cas des modèles très intégrés
Dans les modèles très intégrés, nous trouvons les paysans-meuniers-boulangers, paysans-boulangers ou meuniers-boulangers par exemple, soit une même personne assumant plusieurs activités. Les protagonistes partagent une même volonté de maîtrise des étapes de la chaîne de valeur pour plus d’autonomie. Ils échangent régulièrement sur leurs pratiques avec d’autres professionnels et visent une cohérence d’ensemble entre une certaine vision du monde, le métier (démarche éthique, recherche d’un rythme de travail compatible avec la qualité de vie, utilisation privilégiée de blés paysans) et le mode de valorisation souhaité (vente sur commande et tournées de livraison, accueil au fournil certains jours de la semaine), avec des liens aux consommateurs pouvant être étroits à très étroits. Ceci demande des qualités d’organisation et des compétences diversifiées pour gérer les différentes activités.
Le cas des modèles collectifs à gouvernance partagée
Dans les modèles très collectifs à gouvernance partagée, nous trouvons des producteurs, meuniers, boulangers et/ou pastiers réunis autour d’un projet commun, qui déterminent ensemble les conditions de la coopération et formalisent leur engagement (vision/éthique partagée, qualité des produits, rémunération des parties…) par la rédaction d’une charte ou autre document directeur, et par la mise en place d’un organe garant de la cohérence d’ensemble (ex. : conseil d’administration d’une SCIC ou d’une association). La commercialisation peut être assurée par une structure unique de distribution, mais pas toujours. Si le collectif permet de mettre en commun certains investissements et coûts de fonctionnement, le travail à plusieurs nécessite de forts besoins de dialogue pour la prise de décisions, d’éventuels ajustements dans la répartition des tâches ou la conduite des activités, ainsi que la maîtrise collective de compétences clés comme le choix des variétés, la construction du cahier des charges ou la promotion de la démarche et des produits de la filière.
Le cas des modèles partenariaux
Dans les modèles peu intégrés, les relations entre opérateurs sont régies par des règles commerciales et de bon sens relationnel classiques. L’organisation en filière est souvent initiée par un acteur économique de la transformation et/ou de la distribution qui souhaite reterritorialiser ses approvisionnements pour les sécuriser (en quantité et en qualité), en développant des relations B to B (activités commerciales nouées entre deux entreprises) gagnantes avec des opérateurs plus en amont. Les accords commerciaux peuvent être formels (contrat) ou informels (parole). Bien souvent la recherche de valeur ajoutée se traduit par une logique de coûts/volumes et par la construction d’une offre combinant des produits à forte typicité (variétés anciennes sur meules de pierre) et des produits plus traditionnels à base de blé moderne, avec des efforts de communication sur la qualité des farines (certains boulangers affichent l’origine des farines et vont jusqu’à mettre en place une tarification par variété : Touselle, Rouge de Bordeaux…).
Des tiers-lieux en céréales locales
En complémentarité de ces trois modèles commencent à émerger des tiers-lieux (auto-définis comme tels ou non) qui portent en leur sein, s’associent ou soutiennent des filières alimentaires, avec de premiers cas de filières céréales locales. Ces lieux n’ont généralement pas pour vocation première la production alimentaire, même s’ils y contribuent. Ils visent plutôt la co-création de connaissances, de réseaux ou projets nouveaux par l’organisation de rencontres, la mise à disposition d’espaces et d’outils de travail (ex. : moulin ou fournil itinérant, espace de transformation des céréales), la sensibilisation des habitants aux semences paysannes et/ou le soutien à des dynamiques locales émergentes. Ils ont la particularité d’associer des acteurs non-économiques, comme des citoyens, des élus, des chercheurs ou des collectifs culturels, artistiques… pour inventer des réponses nouvelles aux besoins locaux. Ils sont ainsi le siège de dynamiques hétéroclites d’échanges et de documentation contributive des savoirs et savoir-faire, et participent directement ou indirectement au développement de co-innovations à l’échelle locale. Ces dernières sont susceptibles d’amener un renouveau dans l’exercice des métiers et leur perception, dans une perspective agroécologique (ex. : co-développement de produits nouveaux à partir d’outils low tech, valorisant les ressources locales, documentation des connaissances produites dans un esprit des communs, partage de la valeur, pluriactivité).
Des lieux de co-création en céréales locales
C’est le cas de la Grange des Roues à Sorgues dans le Vaucluse. Ce lieu est une ancienne minoterie située au bord de l’Ouvèze, datant de 1840 et abandonnée depuis une cinquantaine d’années, puis restaurée au cours des quatre dernières années par les porteurs du projet. Comprenant 1 200 m² de surface répartis sur cinq niveaux, la Grange des Roues a pour vocation de soutenir l’implantation d’artisans des céréales grâce à la mise à disposition d’espaces et d’outils dédiés à la fabrication de moulins (menuiserie), à la production de farines (moulin sur meule de pierre et à cylindres) et de pains (fournil) biologiques à base de variétés anciennes, mais aussi à l’échange de savoirs et savoir-faire autour de l’artisanat et à la valorisation des produits (dans l’épicerie et à l’occasion d’évènements culturels). À ce lieu, sera prochainement adossée une filière associant des agriculteurs bio locaux, dans l’idée de valoriser la production locale et paysanne de céréales, de favoriser la coopération dans le travail et de rendre vivant le lien entre agriculture et alimentation. Grâce aux équipements fournis, les porteurs de ce tiers-lieu cherchent à favoriser, préserver et promouvoir la culture et la sauvegarde des variétés anciennes, mais aussi des méthodes traditionnelles de mouture (moulin Liberté sur meules de pierre), complémentaires de méthodes plus modernes (moulin Meyer semi-industriel pour augmenter la capacité de production).
C’est également le cas de l’association Le Moulin des Garrigues à Valflaunès dans l’Hérault qui produit des céréales de variétés anciennes et met à disposition des producteurs de l’Hérault et du Gard, un moulin low tech, itinérant, actionné par des énergies renouvelables (panneaux photovoltaïques), afin qu’ils puissent valoriser leur production en farine avec un impact environnemental quasi nul (moulin autonome et rendement énergétique optimisé). La farine est distribuée en circuits courts sur les marchés locaux, dans un esprit de partage et d’échange avec les consommateurs et les habitants.
Vers une mise en réseau des lieux À l’échelle nationale, FAB’LIM et INRAE, en partenariat avec des associations de développement agricole, cherchent à mettre en lien ces réseaux et lieux de co-création de connaissances, d’outils, de réseaux et de projets nouveaux autour des céréales locales, chacun disposant de compétences spécifiques : animation de la sélection participative des céréales, fabrication de moulins, mouture sur meule de pierre, fabrication de pains aux levains, organisation d’ateliers avec les citoyens… L’idée est de documenter collectivement les pratiques et de tisser des réseaux d’interconnaissance ponctués de rencontres thématiques, territoriales et de débat (communautés de contribution organisées par thème). Il s’agit aussi de penser la création d’un prototype en open data pour centraliser les données sur les co-innovations mises en œuvre (d’ordre technique, économique, organisationnel…) en vue de favoriser l’essaimage et le co-développement d’actions dans un esprit de réciprocité, à cultiver.
Cet article est publié en Licence CC By SA afin d’en favoriser l’essaimage et la mise en discussion.