L’ouvrage Tiers-lieux. Travailler et entreprendre sur les territoires : espaces de coworking, fablabs, hacklabs…” est un ouvrage collectif publié en coproduction avec les Presses Universitaires de Rennes et la Presse de l’université du Québec, avec le soutien de la Maison des Sciences de l’Homme en Bretagne, en 2019. Il est dirigé par un tandem franco-québécois – Gerhard Krauss, maître de conférences en sociologie à l’Université Rennes 2, spécialiste de la sociologie des organisations, du travail et de l’innovation, et Diane-Gabrielle Tremblay, professeure titulaire en gestion des ressources humaines et socio-économie du travail – et réunit huit autres collaborateurs (sociologues, géographes, gestionnaires et économistes…) français et québécois.
Le pendant recherche au rapport Tiers-Lieux. Faire Ensemble pour mieux vivre ensemble ?
Publié en 2019, l’ouvrage se fait l’écho de recherches menées entre 2014 et 2018, dont certaines en parallèle du Rapport Tiers-Lieux. Faire Ensemble pour mieux vivre ensemble auquel certains articles font d’ailleurs allusion en interrogeant, notamment dans la seconde partie de l’ouvrage, les enjeux multiples de l’intérêt de la puissance publique pour les tiers-lieux en France, entre attractivité territoriale et levier de développement économique. Dès l’introduction, les directeurs de l’ouvrage formulent ainsi cette série de questionnements : “Est-ce un nouvel Eldorado pour des territoires en difficulté socio-économique ? Une réelle chance ? Doit-on encourager, inciter, voire initier ces nouveaux lieux se demandent les acteurs publics au risque de les institutionnaliser et par là même de les vider de leur substance et de leur énergie individuelle et créatrice ? Ou doit-on simplement les accompagner, les aider dans une telle démarche ? Et dans quel but : créer des emplois, développer les réseaux, l’innovation et la créativité ?”
Partis-pris, objectifs et structuration de l’ouvrage
Tiers-lieux. Travailler et entreprendre sur les territoires se lit alors comme un état de l’art, dans une perspective croisée France/Québec (avec également une incursion dans le sud-ouest de l’Allemagne), de la littérature existante sur les tiers-lieux et les espaces de coworking à un moment charnière de leur développement, au travers de dix contributions réparties en une structure en trois chapitres : les parcours et profils des fondateurs et utilisateurs des tiers-lieux (Première partie), le tiers-lieu comme objet des attentions institutionnelles territoriales (Seconde partie) et enfin le tiers-lieux comme expression d’aspirations à des formes de travail collaboratives (Troisième Partie) autour d’un programme formulé en introduction : “L’objectif est ici de poser un regard de sociologue, de géographe, de gestionnaire, d’économiste pour établir des constats et tenter d’avancer dans la compréhension de ces nouvelles réalités associées à l’évolution du monde du travail, mais aussi des conditions de travail, et des modes de mobilisation des compétences configurées ainsi en réseau, ou en mode collectif.” Les dix articles sont construits selon la même trame (introduction, présentation de la méthodologie, présentation des résultats, analyse et discussions, conclusions, limites et perspectives) permettant un balisage aisé du propos, une homogénéité dans les communications de résultat de recherche et une analyse comparative de la démarche de chercheurs de diverses disciplines, sur des territoires différents.
Lieux d’intermédiarités dans les trajectoires individuelles et collectives
La première partie de l’ouvrage met ainsi la focale sur les parcours individuels des fondateurs et des usagers des tiers-lieux et autres espaces de coworking afin de mettre en perspective le fonctionnement de ces lieux avec les aspirations singulières dans l’appréhension de formes alternatives de travail. Le premier article, signé par Gerhard Krauss, l’un des deux directeurs de l’ouvrage, compare les trajectoires sociales de travailleurs en tiers-lieux dans une ville moyenne et dans une petite commune périphérique d’Allemagne du Sud-Ouest, aboutissant à une conclusion plus nuancée que le discours ambiant sur les formes de coopération à l’oeuvre dans les tiers-lieu et le caractère d’accueil inconditionnel d’espaces animés par des communautés ouvertes : “Contrairement à une image répandue selon laquelle le coworking favoriserait la collaboration, la coopération, la créativité et l’innovation, nous avons plutôt repéré des limites au partage des réseaux, le contrôle des ressources relationnelles étant primordial. (…) On constate que ces communautés semblent davantage marquées par une tendance de repli sur elles-mêmes, soignant une sorte d’entre-soi et la qualité de leur cadre de travail, plutôt qu’une ouverture planifiée et offensive vers l’extérieur, telle qu’une entreprise pratique.” En regard de ce premier article, l’urbaniste Guy Baudelle et l’économiste Clément Marinos analysent quant à eux l’émergence des tiers-lieux hors métropole en Bretagne au travers du décryptage des profils et trajectoires de leur fondateur, sondant les motivations principales de ces projets et les ressources mobilisées par leurs instigateurs. Au travers d’un corpus de dix-sept tiers-lieux interrogés, dont la Cantine Numérique à Quimper, l’Argonaute à Auray ou encore La Colloc à Lorient, l’article dresse le portrait type du fondateur de tiers-lieu : “Il matérialise (…) une frontière entre différents milieux et produit des proximités. (…) Il joue ainsi une rôle d’interface précieux entre de nouveaux créateurs d’entreprise ou travailleurs indépendants qu’il met en relation, il assure de nombreuses passerelles, des mises en réseau et des interactions multiples, tout en étant lui-même fréquemment dans une étape intermédiaire de son propre parcours professionnel et géographique”. Portrait qui permet aux auteurs de caractériser le tiers-lieux comme un espace intermédiaire ou “lieu de passage” à la fois pour leurs initiateurs, leurs usagers, mais également à l’échelle des territoires avec une implantation au sein de quartiers en transition faisant du tiers-lieu “un lieu d’intermédiarités multiples” dans le contexte d’étude des auteurs.
Points d’attention aux “intentions institutionnelles territoriales” au tiers-lieux
Dans une seconde partie, l’ouvrage questionne au travers de quatre articles les enjeux des “attentions institutionnelles territoriales” aux tiers-lieux. L’économiste Clément Marinos décrypte avec l’article “Action publique locale et espaces collaboratifs de travail : les cas des villes petites et moyennes” les logiques privées ou institutionnelles d’impulsion d’espaces collaboratifs de travail sur les territoires comme outils de promotion locale et analyse les logiques de labellisation comme formes d’intermédiation avec la collectivité. Direction ensuite la Normandie et l’ambitieux projet de la Grande Halle pour une analyse des proximités entre reconversion de friches industrielles et tiers-lieux au sein de logiques d’aménagement du territoire par les acteurs publics (Clément Marinos et la gestionnaire Anne-Laure Le Nadant) tandis que l’architecte et urbaniste Priscilla Ananian translate ces investigations dans l’environnement urbain des villes nord-américaines autour des conséquences territoriales de l’implantation d’espaces de coworking et de quartiers de l’innovation. C’est l’article “Créer des tiers-lieux en ville petite et moyenne : imaginaires collectifs et fabrique des politiques publiques” de la géographe Christine Liefooghe qui retient particulièrement notre attention par son analyse, au travers de l’exemple du développement des tiers-lieux en Région Hauts-de-France, du soutien des politiques publiques aux tiers-lieux. L’article fait émerger des figures permettant d’envisager le tiers-lieu comme ressource pour des villes petites et moyennes : le tiers-lieu comme zone tampon des mobilités professionnelles au profit d’une relocalisation des activités dans des territoires non métropolitaines, le tiers-lieu comme centre de ressources ou de co-construction de ressources pour la transition des territoires en difficulté, le tiers-lieu comme lieu de territoritorialisation des engagements citoyens et de reconstruction des sociabilités locales au profit d’une encapacitation des acteurs du territoire, le tiers-lieu comme outil de marketing territorial. Cartographie qui débouche sur une série de questionnements éclairant les paradoxes à l’œuvre dans ce moment marqué par l’enthousiasme des acteurs publics pour les tiers-lieux : “Certains figures peuvent se combiner, d’autres sont antinomiques. Que des ressources puissent se construire au sein et à partir de tiers-lieux dépendra pour beaucoup des jeux d’acteurs qui se jouent autour de la notion d’expérimentation. L’Etat français laissera-t-il l’initiative aux fondateurs de tiers-lieux, en particulier à ceux qui œuvrent à l’émergence d’un modèle de société équitable et durable, ou poussera-t-il à l’équipement des territoires en lieux de travail collaboratif au service d’une modèle économique techno-centré ? L’avenir dira si, au-delà des discours et des imaginaires du moment, les acteurs qui fabriquent les politiques territoriales seront prêts à accorder le droit à l’expérimentation ou s’ils continueront, en tout bonne foi, à vouloir faire le bien des citoyens contre leur gré.”
Travailler autrement ?
La dernière partie de l’ouvrage décrypte, avec quatre articles, les tiers-lieux comme espace-temps de concrétisation d’aspirations à travailler autrement “sans que cet autrement soit toujours clairement défini”. On y trouve une analyse de Diane-Gabrielle Tremblay, Arnaud Scaillerez et Angelo Dossou-Yovo, tous trois gestionnaires, sur les facteurs déterminants au développement d’une culture de la collaboration au sein d’espaces de travail partagés, soit la parenté professionnelle ou connexe, des ressources collectives, et le rôle stratégique de l’animateur dans la stimulation de la collaboration. L’article “Analyse de l’impact des espaces collaboratifs (coworking) sur le processus entrepreneurial » d’Angelo Dossou-Yovo s’articule aux questions suivantes “est-ce que l’espace collaboratif joue un rôle dans le processus entrepreneurial au-delà de l’espace physique fourni ? Si oui, quels sont les rôles joués particulièrement dans la mobilisation et l’accumulation de ressources entrepreneuriales ? Quelles sont les dynamiques en jeu qui participent à la mobilisation et à l’accumulation des ressources entrepreneuriales ?”, propose quelques modèles d’analyse mais aboutit à une conclusion déceptive, achoppant sur le caractère organique du tiers-lieu comme espace d’échanges d’expérience pour l’entrepreneur en tant qu’impact principal du tiers-lieu sur les parcours entrepreneuriaux de leurs usagers. Arnaud Scaillerez et Diane-Gabrielle Tremblay interrogent alors le tiers-lieu à l’aune d’une approche apparentée aux communautés de pratiques sans que la conclusion n’aboutisse à des résultats permettant de formuler l’hypothèse de l’espace de coworking comme catalyseur de collaborations : “travailler dans un espace de coworking n’assure pas automatiquement une collaboration, encore faut-il y parvenir. Ce n’est alors pas un acquis, il faut instaurer les conditions qui vont créer l’occasion (…) En somme, parler de collaborations et de partage dans un espace de coworking est une affirmation qu’il convient de nuancer”. La conclusion de l’urbaniste Flavie Ferchaud dans son article “Part du collectif et place des pratiques collectives dans les tiers-lieux” au prisme de l’analyse de fablabs et hackerspaces belges et français va dans le même sens d’une mise à distance de l’intuition selon laquelle le tiers-lieu serait naturellement un espace favorable au travail collaboratif : « À leur création, la dimension collective apparaît au coeur des aspirations des acteurs de tiers-lieux. En phase de mise en œuvre, ce collectif reste fermé (mécanismes de l’entre-soi) et agrège difficilement des acteurs nouveaux ou différents. De plus, alors que l’attrait commun pour le bricolage et le “bidouillage” est identifié comme moteur de la création de ces tiers-lieux, “faire” ensemble ne va pas de soi. (…) Reste que le principal projet collectif est le tiers-lieu en lui-même, dont les multiples composantes (équipement, agencement, animation, gestion, programmation, gouvernance) embarquent tous types d’acteurs dans les expérimentations sociales”.
Constat désenchanté ou empirisme de la recherche ? On pourra regretter – si ce n’est de maigres introductions et conclusions – un manque de suture à l’échelle de ces dix articles constitutifs de l’ouvrage qui peine à tenir les promesses de son introduction, et à répondre aux questions formulées parmi ses objectifs de départ. De la même manière, l’économie faite sur la définition du tiers-lieu est dommageable, dès lors que l’ouvrage traite de manière indifférenciée espaces de coworking, hackerspaces ou encore quartiers de l’innovation, articulant des réalités diverses voire opposées dans l’analyse. Enfin, la première partie sur les trajectoires individuelles de travailleurs en tiers-lieux mériterait-elle d’être augmentée par l’analyse de trajectoires d’usagers, au-delà des seuls fondateurs. Reste que cet ouvrage collectif, en rassemblant des expertises diverses autour d’études de cas complémentaires et une méthodologie empirique, constitue une ressource importante dans la compréhension de la place du travail – et la manière dont il se reformule – au sein des tiers-lieux. Concomitant à la rédaction du rapport Tiers-Lieux. Faire Ensemble pour mieux vivre ensemble, l’ouvrage Tiers-lieux. Travailler et entreprendre sur les territoires : espaces de coworking, fablabs, hacklabs… en constitue peut-être le pendant désenchanté tirant – après formulées les promesses d’un titre générant l’horizon d’une appréhension des tiers-lieux comme leviers de formes de travail renouvelée, espaces de collaboration et d’accompagnement des mutations des mondes du travail – vers des conclusions nuancées, en tout cas à rebours du discours ambiant sur les potentiels transformateurs des tiers-lieux dans de nombreux domaines, dont le travail. L’ouvrage positionne ainsi des points d’attention à laquelle il s’agira d’être alerte quand un certain positivisme peut menacer tant les acteurs du mouvement tiers-lieux que leurs partenaires publics dans les imaginaires, le langage et les référentiels que l’actuel enthousiasme pour les tiers-lieux déploie. En montrant les résultats de recherches d’une dizaine d’universitaires, l’ouvrage démontre la distance à conserver avec les éléments de langage actuels et le recul – notamment temporel – nécessaire pour mesurer l’impact réel des tiers-lieux dans la redéfinition de formes de travail plus collaboratives et ouvertes. Ainsi, la formule de Christine Liefooghe dans l’article 5 du présent ouvrage nous servira-t-elle de conclusion : “Transition, expérimentation, co-design ou tiers-lieux sont quelques-uns des concepts du moment. Mais des concepts au sens scientifique du terme ou bien des éléments de langage qui transforment plus les discours qu’ils ne changent les pratiques et la réalité ? Difficile de se prononcer puisque nous devons observer les politiques “en train de se faire”.”
Cet article est publié en Licence CC By SA afin d’en favoriser l’essaimage et la mise en discussion.