La culture est très présente dans la dynamique des tiers-lieux, comme l’a bien établi le rapport de France Tiers-Lieux de 2021. Le recensement de 2023 de France Tiers-Lieux révèle ainsi que 51% des tiers-lieux interrogés proposent des activités culturelles, quand 32% d’entre eux disposent d’espaces destinés à la production artistique et qu’ils sont 31% à se définir soit comme tiers-lieux culturels ou lieux intermédiaires ou indépendants. Toutefois, le mot « culture » n’a pas toujours le même sens selon le contexte abordé. Dans ces espaces d’action que sont les tiers-lieux, la culture a plusieurs visages bien différents. Il est vrai que l’usage du mot est ouvert à tout vent ; l’attribut culturel se laisse facilement apprivoiser par qui veut s’en emparer. Pointons ces usages volatiles de la culture avant de se demander quel sens du mot serait le plus propice pour valoriser les spécificités des tiers-lieux, dans notre démocratie.
Sens et quadruple sens de la culture
La culture est d’usage souple dans ce rapport qui nous parle de « culture de gestion » ou de « culture de la coopération ». Il est même question de « freins culturels » (au télétravail) ou de « culture du silence » (dans les bibliothèques). « Culture » renvoie alors à une sorte de « comportement implicite » qui assure la « cohésion à l’intérieur d’un groupe ». Dans le contexte où il est employé, ce sens du mot « culture » est pertinent et l’on comprend bien, par exemple, que les tiers-lieux sont imprégnés de la « culture du « faites-le vous-mêmes » » ou qu’ils ont comme objectif de « développer une culture de la participation citoyenne ».
Mais le terme « culture » est aussi mis à d’autres sauces. Comme ces tiers-lieux sont aussi des lieux de fabrication de biens et de services ou des lieux de vente, on ne s’étonne pas que le mot « culture » soit associé, en plus, à des activités « d’offres » et de «demandes». Ces activités relèvent du « secteur culturel » tel que l’entendent les milieux professionnels pour marquer la forte dimension économique de leurs activités.
Il y a encore, me semble-t-il, une autre signification au mot « culture » dans les tiers-lieux : elle associe la culture à des enjeux globaux auxquels ces espaces veulent contribuer. Par exemple, dans la formulation : «Le tiers-lieu est culturel, mais surtout éco-culturel. Ils sont des lieux de sensibilisation et d’appropriation des enjeux environnementaux par l’éco-culture, c’est-à-dire la mise en commun de pratiques et de savoir-faire, qui contribuent à faire progresser l’écologie dans tous les territoires. »
Partout, l’attribut « culturel » est le signal de quelque chose de bien. Par exemple, quand on évoque « la culture de la coopération » qui vaut plus que les comportements désastreux du monde de la concurrence marchande où se battent des intérêts égoïstes. De même, « Partager cette culture » est jugé bénéfique quand on lit : « Les cultures dans les tiers-lieux sont appréhendées comme les fondatrices des processus de démocratie culturelle, comme sources des processus d’émancipation » ou bien, dans cette intention de « Développer une culture du soutien par l’investissement et l’entrée au capital de projets d’intérêt territorial». Manière commune de faire et de penser, telles sont les résonances du mot « culture » dans le plaidoyer des tiers-lieux.
Bien sûr, il y a surtout la culture attachée aux tiers-lieux dits « culturels » avec l’idée bien ancrée que les activités qui s’y déploient sont appelées culturelles parce qu’elles reposent sur des pratiques artistiques positives. Ces tiers-lieux se présentent comme des lieux « d’activités artistiques et culturelles accessibles pour tous » ou comme « des lieux engagés dans la création, l’accompagnement et la diffusion des pratiques artistiques et culturelles ». On voit tout de suite que ces tiers-lieux reprennent à leur compte les mêmes mots que ceux de la tradition française de la politique culturelle (« création », « diffusion », « médiation » ou «accès à la culture »….)
Tous ces regards hétérogènes sur « la culture » ont une vertu : ils nous rappellent que nous avons le choix du sens du mot « culture ». Il n’y a pas un sens imposé et encore moins censuré. Tout dépend du contexte. Toutefois, il serait certainement appréciable que ces différents usages soient plus explicités pour ne pas ajouter un degré supplémentaire de confusion dans la compréhension des tiers-lieux.
Dans un premier temps, fixons au moins notre regard sur les usages du mot culture dans les tiers-lieux qui se donnent ce nom. Cela permettra ensuite de suggérer une alternative sans doute plus appropriée aux ambitions et aux pratiques des tiers-lieux.
Vertus et failles des arts
Interroger les tiers-lieux culturels n’est pas de tout repos, car le mot « culture » semble sans faille, encore plus en référence aux disciplines artistiques : les tiers-lieux deviennent des lieux à haute vertu pour la société, puisqu’ils reposent sur la création d’œuvres d’art. Ils ont alors la même valeur que les institutions culturelles labellisées par le ministère de la culture, avec l’atout supplémentaire de ne pas être enfermés dans la « culture de l’entre-soi » comme le sont les lieux institués de l’art. Les tiers-lieux culturels « ouvrent l’art à la population », ils impliquent les personnes dans des pratiques artistiques, avec l’espoir de développer leurs capabilités. Il est même écrit que cette dimension ouverte et active des tiers-lieux culturels permet le plein exercice de droits culturels.
Ainsi convient-il d’interroger le mot culture, et cette conviction que les œuvres de l’art et de l’esprit seraient au sommet de la hiérarchie des valeurs civilisatrices.
En effet, la vertu civilisatrice des arts n’est qu’une promesse qui ne vaut que pour ceux qui y croient. L’accès et la fréquentation des œuvres de l’art et de l’esprit n’offrent jamais la garantie de perfection pour l’humanité. Nous ne devrions jamais oublier les sages paroles de Georges Steiner Georges Steiner : « Dans le Chateau de Barbe Bleue : notes pour une redéfinition de la Culture », 1971 quand il nous rappelle que le grand mystère du 20ème siècle reste qu’une société aussi cultivée que l’Allemagne ait pu marquer l’histoire humaine des pires barbaries. Jean Vilar résumait, lui aussi, dans les années 60, ce devoir de vigilance qu’on oublie trop souvent : « La culture c’est d’abord une entraide, non pas une aumône. Nous savons aussi – du moins je vous en propose l’idée – que la culture n’est pas obligatoirement signe d’intelligence pas plus qu’elle n’est le blanc-seing de la fraternité ou des bons sentiments. Nous savons bien que culture n’est pas la meilleure médecine du bonheur, que la recherche et la connaissance ont été souvent, trop souvent, à l’origine des crimes collectifs ou du moins d’inventions finalement meurtrières et qui, d’un coup, désormais, peuvent effacer les hommes et donc rendre dérisoire l’objet de nos débats.» Voir entretien des rencontres d’Avignon : Documentation française.
De même, le mouvement #Metoo, autour des arts cinématographiques et théâtraux, a actualisé le mirage de voir le « beau » des arts, vivre en harmonie parfaite avec le « bien » et le « bon » pour les personnes.
Ajoutons le paradoxe que, même s’ils reprennent les mots de la légitimité culturelle, les « tiers-lieux culturels » n’en possèdent pas les clés. Par exemple, le mot « création » a été forgé par le ministère de la culture pour justifier qu’il financerait certains projets d’expression artistique et, donc… pas les autres ! « Création » va alors de pair avec l’existence de comités d’experts dont les choix des arts nécessitent le «secret des délibérations». C’est une pratique institutionnelle ancienne mais elle reste vivante et bien cachée d’un décret à l’autre, dans cette formule qui en dit long : « Les membres de la commission et les personnes qui participent aux séances ou qui sont invitées à y assister sont tenus au secret des débats et des délibérations. » Voir Décret n° 2015-641 du 8 juin 2015 relatif à l’attribution des aides déconcentrées au spectacle vivant ; article 7 version en vigueur depuis le 11 décembre 2021 sur Légifrance Le mot « création » brille certes de mille feux mais il cache les pouvoirs qui le désignent… ou l’éjectent ! Il ne suffit donc pas du mot pour accéder à la légitimité institutionnelle et les tiers-lieux culturels savent bien qu’en pratique, le bureau de la Politique de la Ville est très souvent plus avenant à leur égard que celui de la DRAC…
Charybde marchande et Scylla utile
Certains tiers-lieux culturels préfèrent se situer sur le terrain du « secteur culturel et créatif ». Ils font des « offres culturelles » en proposant des biens et services produits de manière artisanale. Ils insistent sur leur indépendance, à la fois vis-à-vis de la politique culturelle instituée – avec les règles que je viens de rappeler – et à la fois vis-à-vis des forces financières qui ont investi les marchés des biens et services culturels (sous le nom « d’industries créatives et culturelles »). Les tiers-lieux se veulent alors vertueux par leur manière de produire ensemble comme de proposer à la vente des produits culturels ayant une certaine « utilité sociale », assortie, de plus en plus, de précautions écologiques. Le juste chemin de l’intérêt général paraît alors s’ouvrir sous les couleurs de l’artisanat, de l’hybridation des ressources et de l’utilité sociale.
Toutefois le risque demeure que ces produits vertueux ne soient rien d’autre que des offres de marchandises. Certes, ces offres artistiques sont modestes et sobres par rapport aux flux mondiaux des marchandises culturelles, mais elles restent des « offres » sectorielles, en recherche de « demandes » répondant à des «besoins » des acheteurs. Elles ont une « utilité » pour l’individu- consommateur, comme l’entend la théorie économique libérale. Alors, exprimées par ces mots, les « offres » artistiques des tiers-lieux vivent dans le même monde que les autres marchandises. Sans vigilance, ces pratiques « d’offres » pourraient devenir, à leur corps défendant, de simples marchepieds, en attente de trouver une place conséquente dans la mondialisation marchande. On voit tellement de start-up et autres « Labs » virer de bord et se perdre dans la performance quantitative : combien d’emplois ? Combien de bénéfices ? Quel montant d’autofinancement ?
Dans ce monde-là, on pourrait croire que la personne est au centre puisqu’elle décide librement de ses achats. Mais elle l’est uniquement sous la figure du « consommateur individuel-acheteur » ou bien du « producteur-offreur ». Ici, c’est l’échange en monnaie qui fixe le sens : la valeur marchande est le signe que le produit a de la valeur pour les personnes et la société. Beaucoup de monnaie, grande valeur, petit prix, faible valeur. On peut évidemment songer à compenser cette puissance marchande par l’exigence de « l’utilité sociale » des produits des tiers-lieux mais, là encore, le mot est emprunté au registre de ceux qui dominent ! « Utilité sociale », certes, mais d’abord « utilité », terme sanctifié par la théorie économique depuis que le marginalisme a étendu son hégémonie dans la pensée économique libérale.
Comment les tiers-lieux peuvent-ils revendiquer leurs atouts culturels sans être coincés entre le récit marchand de la rentabilité exacerbée et le récit artistique institutionnel qui continue de dominer la vie culturelle publique ?
De ce point de vue, je n’ai pas trouvé dans le rapport de France Tiers-Lieux de propos qui pourraient garantir que les tiers-lieux ne font pas en petit ou en décalé ce que les puissantes ICC (Industries culturelles et créatives) font en grand, au cœur des échanges marchands culturels. Ou, pour le dire autrement, comment prétendre exister vraiment dans le paysage culturel quand les machines à blockbusters et les algorithmes vendent nos rêves sous les formes les plus digestes et les plus aptes au binge-watching ? On ne peut ignorer que la concurrence mondiale ne fait pas de cadeaux à la coopération, même artistique ou culturelle.
Être « d’utilité sociale », être « hybride », être « artisan » ne seront sans doute pas des vertus suffisantes pour garantir la valeur culturelle pour la société à laquelle aspirent légitimement les tiers-lieux.
Je m’autorise donc à poser la question : comment les tiers-lieux peuvent-ils revendiquer leurs atouts culturels sans être coincés entre le récit marchand de la rentabilité exacerbée et le récit artistique institutionnel qui continue de dominer la vie culturelle publique ?
La réponse proposée ici, appelle les tiers-lieux et leurs organisations, a adopté une tout autre conception de ce qui vaut « culture ». Je suggère que les tiers-lieux s’approprient la définition de la culture qui prend sa source dans les textes internationaux relatifs aux droits humains fondamentaux, dont les droits culturels. Le changement de focale est important par rapport aux approches précédentes de la culture mais il a l’avantage de donner un autre sens aux tiers-lieux. C’est cet autre récit de la culture porteuse de relations d’humanité qu’il nous faut explorer maintenant.
Un autre récit : Tiers-lieux, Lieux-premiers pour les relations d’humanité
Avec ce nouveau récit, les tiers-lieux deviennent des « Lieux-Premiers » ancrés dans les valeurs collectives de nos démocraties. Cette perspective n’est pas un mirage ; elle est déjà écrite et l’on peut même dire qu’elle n’attend que d’éclore en application directe des fondements de la République, confortés par l’adoption par le législateur de quatre lois sur les droits culturels La loi NOTRe, loi n° 2015-991 du 7 août 2015 portant nouvelle organisation territoriale de la République ; la loi LCAP, loi n° 2016-925 du 7 juillet 2016 relative à la liberté de la création, à l’architecture et au patrimoine ; la loi CNM, loi n° 2019-1100 du 30 octobre 2019 relative à la création du Centre national de la musique ; la loi n° 2021-1717 du 21 décembre 2021 relative aux bibliothèques et au développement de la lecture publique. Voir : https://e.pcloud.link/publink/show?code=XZu9t8Ztaru3RUYewzfYX2aNdawhmLdw4h7. Ce n’est donc pas un grand exploit que d’adopter une définition de la culture qui réponde à cette exigence de la législation française.
Détaillons cette perspective : avec la référence aux droits culturels, le mot culture est attaché à la manière dont les personnes expriment leur humanité dans leurs relations avec les autres. C’est le groupe de Fribourg sous l’impulsion de Patrice Meyer-Bisch, qui a finalisé cette définition de la culture. On la retrouve formalisée dans la Déclaration Universelle sur la Diversité Culturelle (2001, UNESCO), puis dans la Déclaration de Fribourg sur les droits culturels détaillée ensuite par l’Observation générale 21 du Comité de suivi du Pacte international relatif aux droits économiques, sociaux et culturels (2009, ONU).
On peut formuler l’exigence de cette définition de la culture en ces termes : la culture doit être considérée comme « un processus interactif par lequel les personnes et les communautés, tout en préservant leurs spécificités individuelles et leurs différences, expriment la culture de l’humanité.» Observation générale 21
Avec cette conception de la culture, nombre de tiers-lieux pourraient se prévaloir d’être des Premiers-Lieux où s’expriment, au quotidien, de telles expressions de la culture de la communauté humaine. Certes, les tiers-lieux se présentent d’abord comme des « espaces d’action » mais le rapport de France Tiers-Lieux montre bien que ces activités ne se font pas n’importe comment. Chaque tiers-lieu fait valoir qu’il est attentif aux personnes, à leur personnalité, à leur manière d’être avec les autres, à leurs potentialités de faire et de coopérer ; on dit même, parfois, à leur humanité… On peut évidemment regarder et calculer le nombre de produits fabriqués ou le nombre d’emplois créés, mais on peut, encore mieux, mettre en avant la considération accordée aux personnes et les manières dont les tiers-lieux se soucient des relations émancipatrices qu’ils nouent entre eux. À première vue, les tiers-lieux sont très hétérogènes dans leurs productions mais ils sont homogènes dans leur volonté d’établir des relations d’humanité entre les personnes à travers les processus de rencontre, d’interactions, de co-construction comme d’évaluation de leurs pratiques. Leur point commun est de permettre à chacune et chacun de mieux coopérer avec les autres tout en prenant leur juste part dans l’élaboration des relations qui traversent la communauté du tiers-lieu.
En adoptant la conception de la culture ancrée dans la législation sur les droits culturels, les tiers-lieux qui font preuve de cette vigilance pour assurer la qualité des relations entre les personnes sont à proprement parler culturels. Alors, les tiers-lieux qui se placent actuellement comme des « lieux-tiers » entre la sphère intime, la sphère des règles institutionnelles et celle de la rentabilité marchande pourraient affirmer une autre place : ils deviennent des « Lieux-Premiers » où, dans chacune des actions qui s’y déploient, la priorité est donnée à la qualité des relations d’humains à humains, au nom des valeurs universelles des droits humains fondamentaux. Voir pour prolonger l’approche : Jean-Michel. Lucas : https://aoc.media/opinion/2024/03/11/secteur-culturel-vs-politique-publique-de-la-culture/
La relation d’humanité, la difficile lutte pour une culture de l’humanité
A ce stade, toute naïveté est à proscrire, car cette conception onusienne de la culture de l’humanité n’est pas une belle phrase qui pourrait faire croire que le monde des humains, et des autres qu’humains, serait harmonieux par la grâce des bons sentiments. L’histoire de cette définition de la culture est plus houleuse : elle est le fruit de longues luttes pour s’émanciper du monopole de la culture imposée par les puissances coloniales. Les discussions qui se sont déroulées au niveau de l’ONU ont été âpres et enveloppées de toutes les tensions qui ont accompagné l’accès à l’indépendance politique. Des voix fortes se sont élevées où l’on reconnaîtrait aisément Senghor, Césaire, Fanon et tellement d’autres, pour dénoncer les disparitions de milliers de langues et de pratiques que les colonisateurs ont fait passer pour des pratiques sauvages et barbares. Lutte de légitimité difficile, puisque même nos plus belles références culturelles françaises ont pu glorifier, en leur temps, les postures destructrices des puissances colonisatrices, à l’instar de Victor Hugo et de son regard terrible sur l’Afrique Voir Victor Hugo et la colonisation. A propos de l’Afrique « la marche humaine ne peut s’accommoder plus longtemps d’un cinquième du globe paralysé. De hardis pionniers se sont risqués, et, dès leurs premiers pas, ce sol étrange est apparu réel ; ces paysages lunaires deviennent des paysages terrestres. La France est prête à y apporter une mer. Cette Afrique farouche n’a que deux aspects : peuplée, c’est la barbarie ; déserte, c’est la sauvagerie … ».
Le temps est arrivé où les représentants des « colonisés » ont revendiqué que la culture ne se réduise pas aux œuvres de l’art et de l’esprit appréciées par les plus puissants. Ils ont fait valoir que la culture ne pouvait pas éliminer toutes les autres manières de penser, de dire, de raconter des histoires, d’imaginer le monde réel ou imaginaire. Ils ont fait valoir que le sens et la valeur de l’humanité passaient aussi par les manières de fabriquer, de se loger, de cultiver la terre, de s’adresser et de coopérer avec les autres, de prendre soin des autres « vivants », avec la multitude de sens symboliques que toutes ces pratiques portent en elles. Cette définition est le fruit de la douleur et de la ténacité, puisqu’il a fallu plus de cinquante années de discussions tendues pour parvenir à un accord mondial sur cette idée que la culture de l’humanité était le fruit de cette diversité de sens et de valeurs. Cet accord a été établi en 2001 et se résume en peu de mots : « La diversité culturelle est le patrimoine commun de l’humanité », comme on peut le lire dans l’article 1 de la Déclaration Universelle sur la Diversité Culturelle.
C’est de l’ensemble de ces discussions que va naître la définition de ce qui doit être considéré comme culture pour tout défenseur des droits humains fondamentaux, formulée ainsi par l’Observation générale 21 : « La culture comprend notamment le mode de vie, la langue, la littérature orale et écrite, la musique et la chanson, la communication non verbale, la religion ou les croyances, les rites et cérémonies, les sports et les jeux, les méthodes de production ou la technologie, l’environnement naturel et humain, l’alimentation, l’habillement et l’habitation, ainsi que les arts, les coutumes et les traditions, par lesquels des individus, des groupes d’individus et des communautés expriment leur humanité et le sens qu’ils donnent à leur existence, et construisent leur vision du monde représentant leurs rapports avec les forces extérieures qui influent sur leur vie. »
D’où cet appel : dans cet univers de relations et d’actions que sont les Tiers-Lieux, pourquoi ne pas adopter cette approche proactive de la culture qui se fonde sur la défense des droits humains fondamentaux, tout en se nourrissant des imaginaires que les personnes associent à leur coopération avec les autres, au quotidien ?
L’exigence de concilier les inconciliables
La réponse de principe est positive : il apparaît qu’elle serait bénéfique pour les tiers-lieux puisque le chemin à parcourir répond aux exigences d’intérêt général d’une humanité qui se construit dans la diversité des cultures s’entrecroisant au sein de la communauté humaine.
Il reste que, sur le terrain, ce chemin est escarpé. En effet, avec la diversité culturelle, chaque personne est légitime à faire valoir le sens et la valeur qu’elle donne aux différentes facettes de sa vie en relation avec les humains et les autres qu’humains. Toutefois, on ne peut s’arrêter à cette écoute de chaque personne. Il faut ajouter une autre condition souvent oubliée : il est absolument nécessaire que, dans les chantiers menés en commun, les autres personnes puissent coopérer en exprimant ce qui fait sens et valeurs pour elles !
Si une personne ou un groupe revendique le respect de « sa » culture en appelant à la haine de l’autre, il n’y a plus de diversité culturelle, mais seulement des différences qui font mal à notre humanité commune. De même si une personne réclame l’exclusion des personnes qui ne partagent pas les mêmes valeurs symboliques qu’elle ou si elle refuse toute considération pour des personnes ayant d’autres manières de donner sens au monde, la diversité culturelle est blessée. L’émancipation est, alors, bloquée par des attachements hostiles ; les personnes, seules ou en commun, renoncent à faire humanité ensemble ; la barbarie est aux portes. C’est dire que cette culture-là est un combat sans fin pour la conciliation : nous savons tous que la vie de tous les jours est faite de ces moments où l’autre n’est pas entendu, ni pris en considération, ou les personnes sont mises de côté, rendues invisibles, exclues des discussions et des délibérations. Des moments où les positions semblent totalement étrangères les unes aux autres… Le combat culturel devient alors de «concilier les inconciliables », de recoudre, autant qu’il est possible, ces fractures d’humanité La littérature sur le « plurivers » offre de larges perspectives collectives de réflexion sur ces enjeux d’humanité : Plurivers, un dictionnaire du Post-développement ou « « Epistémologies du Sud » de Boaventura, Sousa Sentos..
C’est ce combat des relations d’humanité, combat culturel premier, qui va bien aux tiers-lieux dans leur volonté et leurs pratiques de prioriser la dimension humaine du « faire émancipation ensemble ». En ce sens, pour la plupart d’entre eux, ils n’auraient pas de mal à se qualifier de lieux culturels compris comme « Premiers- Lieux pour les relations d’humanité » avec cette conception de la culture arrimée aux droits humains fondamentaux.
Revendiquer les valeurs fondamentales de l’Union européenne
Il est d’autant plus intéressant de regarder les tiers-lieux avec les lunettes de la culture comme relation d’humanité que la dynamique des tiers-lieux s’étend à toute l’Europe.
En effet, le minimum que l’on doit exiger des Premiers lieux pour les relations d’humanité, c’est qu’ils respectent l’article premier de la Déclaration Universelle des Droits de l’Homme (DUDH) de 1948 qui lie étroitement l’humanité au respect de l’égale dignité des personnes, libres. Or, les piliers de l’Union européenne reposent sur ces valeurs fondamentales. Ainsi, l’article 1 de la Charte des droits fondamentaux de l’Union énonce, sans ambiguïté que « La dignité humaine est inviolable. Elle doit être respectée et protégée.» On doit aussi ajouter la nécessité de respecter les « valeurs indivisibles et universelles de dignité humaine, de liberté, d’égalité et de solidarité, » comme le veut le préambule de la Charte. On sait aussi que les valeurs européennes de la Charte affirment la nécessité de garantir « la préservation et le développement de ces valeurs communes dans le respect de la diversité des cultures et des traditions des peuples de l’Europe… ». Plus globalement, la Charte promeut, aussi, les valeurs démocratiques, les valeurs d’éducation et de non-discrimination, notamment en matière de genre.
Voilà de bonnes bases pour légitimer les tiers-lieux qui se revendiqueraient de ce récit d’une culture porteuse des valeurs des droits humains fondamentaux. Ils seraient des atouts maîtres pour une Europe en perte de vitalité démocratique et qui a plus que jamais besoin d’organisations qui sachent, comme les tiers-lieux, au quotidien, valoriser la dignité des personnes, leur liberté effective, leurs capacités à faire dans le respect de l’humanité de toutes les personnes. Qui mieux que les tiers-lieux, devenus « Premiers- Lieux pour les relations d’humanité » pourraient faire progresser de tels chantiers de coopération entre personnes libres et dignes ?
L’urgence politique est d’autant plus nette que les replis nationalistes s’installent en Europe et que le système marchand mis en place autour de la liberté de circulation des biens, services, capitaux et personnes ne parvient pas à répondre aux promesses démocratiques qu’il avait initialement exaltées.
Il est vrai qu’en pratique, dans l’organisation des tiers-lieux, les exigences de dignité et de liberté sont lourdes à porter. Il ne suffira pas d’écrire une charte éthique aussi vite rédigée qu’oubliée ; il faudra mettre au point plusieurs dispositifs, ou mieux, des espaces relationnels d’écoute, de discussion, de médiations, de conciliation, avec des tiers de confiance pour gérer les écarts entre les vécus et les principes. Cette exigence est contraignante mais elle ne l’est pas plus que de réaliser un bilan carbone ou de tenir une comptabilité rigoureuse On reconnaîtra ici, en soubassement, les références à l’éthicité démocratique d’Axel Honneth (le droit de la liberté), à « l’idée de justice » d’Amartya Sen ou à « la boussole des possibles » de Mireille Delmas-Marty. !
Surtout, au niveau européen, les tiers-lieux devenus « Premiers-Lieux » pour les relations d’humanité seraient d’intérêt général pour l’Union, pour mieux échapper à la catégorie toxique des « entreprises à activités économiques » relevant des «services économiques d’intérêt général » (SIEG). Ce combat-là sera difficile mais impératif tant le glissement est massif vers la marchandisation des associations et son corollaire l’emprise des «entreprises sociales à impact » Sur ce point voir le rapport de l’Observatoire de la marchandisation des associations.
Deux atouts pour recomposer les dynamiques culturelles des tiers-lieux
Cette approche de la culture comme « relations d’humanité » est difficile à défendre en France. Beaucoup d’acteurs fustigent cette définition de la culture, malgré la belle histoire de luttes émancipatrices qui lui est attachée. Les freins sont multiples surtout de la part de certains professionnels des arts ou du patrimoine qui y voient une menace pour leur légitimité au sein de la société.
Pour y répondre, les tiers-lieux devenus Premiers-Lieux pour les relations d’humanité, peuvent, notamment, prendre appui sur deux atouts majeurs : la liberté artistique et le patrimoine commun de l’Europe.
La liberté des arts est affirmée dans l’article 13 de la Charte européenne. On retrouve, ici, la filiation avec l’article 19 du Pacte international relatif aux droits civils et politiques, qui pose comme droit fondamental des personnes, la liberté d’expression sous une forme artistique. La valeur universelle de la liberté d’expression artistique a bien été détaillée par le rapport de madame Shaheed, rapporteuse spéciale pour les droits culturels à l’ONU. Dans ce rapport, madame Shaheed nous rappelle que les activités artistiques sont une bonne manière d’exprimer son humanité : « L’art constitue un moyen important pour chaque personne, individuellement ou collectivement, ainsi que pour des groupes de personnes, de développer et d’exprimer leur humanité, leur vision du monde et le sens qu’ils attribuent à leur existence et à leur réalisation. Dans toutes les sociétés, des personnes produisent des expressions artistiques et des créations, les utilisent ou entretiennent des rapports avec celles-ci. »
Avec une telle référence, les tiers-lieux, Premiers-lieux pour les relations d’humanité, ont pleine légitimité d’intérêt général à déployer des activités qui favorisent la liberté des personnes de s’exprimer sous des formes artistiques, comme droit humain fondamental. En ces temps où les forces politiques et sociales se répandent pour exiger de plus en plus de contrôle des activités artistiques, les préconisations du rapport Shaheed sont précieuses pour les tiers-lieux attachés à la liberté des personnes.
Le rapport Shaheed précise ainsi : « Certes, les artistes divertissent, mais ils contribuent aussi aux débats de société, en tenant parfois des contre-discours et en apportant des contrepoids potentiels aux centres de pouvoir existants. La vitalité de la création artistique est nécessaire au développement de cultures vivantes et au fonctionnement des sociétés démocratiques. Les expressions artistiques et la création font partie intégrante de la vie culturelle; elles impliquent la contestation du sens donné à certaines choses et le réexamen des idées et des notions héritées culturellement. La fonction, essentielle, de la mise en œuvre des normes universelles relatives aux droits de l’homme est d’empêcher que certains points de vue ne l’emportent arbitrairement en raison de leur autorité traditionnelle, de leur pouvoir institutionnel ou économique, ou d’une supériorité démographique au sein de la société. Ce principe est au cœur de toutes les questions soulevées dans le débat sur le droit à la liberté d’expression artistique et de création et sur les limitations possibles de ce droit. »
Les tiers-lieux, comme Premiers-lieux engagés dans des activités de création émancipatrices pour les personnes, disposent avec le rapport Shaheed d’un plaidoyer fondé sur les valeurs communes de l’Union. C’est là un chantier primordial à ouvrir pour les tiers-lieux dans le contexte politique de la montée des aversions pour les cultures des autres Voir Jean-Michel Lucas : https://aoc.media/opinion/2023/12/07/pour-mieux-proteger-la-liberte-artistique/.
Je voudrais, enfin, suggérer un autre atout pour le plaidoyer des tiers-lieux, Premiers lieux pour les relations d’humanité, en Europe. Il concerne le patrimoine dans une définition mieux adaptée aux réalités quotidiennes des tiers-lieux.
Dans le rapport France Tiers-lieux, on voit cette préoccupation patrimoniale affleurer, par exemple, dans ces propos : « Le patrimoine culturel se compose d’une grande partie d’intangible qui repose sur les usages et les pratiques culturelles, des éléments souvent oubliés dans les réflexions sur la préservation du patrimoine culturel, qui se concentrent sur les oeuvres architecturales et naturelles. Les démarches de tiers-lieux, leur développement et leurs évolutions doivent être considérées pour leur capacité à faire émerger, entretenir ou développer le patrimoine culturel des territoires : savoirs, savoir-faire, cultures artistiques, pratiques… »
Cette lecture du patrimoine se voit renforcée par l’approche des tiers-lieux, Premiers-lieux pour les relations d’humanité. On est certes loin de la conception française du patrimoine mais pas du tout de la conception européenne du patrimoine qui s’est imposée au Conseil de l’Europe avec la Convention sur la valeur culturelle du patrimoine pour l’Europe, dite Convention de Faro.
Le patrimoine est, ici, porté par les personnes elles-mêmes dans leurs relations avec les autres. Le patrimoine n’est ni tangible, ni intangible, ni matériel, ni immatériel ! Il est ce que les personnes considèrent comme faisant partie de leur patrimoine et qu’elles veulent faire reconnaître par les autres. La personne se voit préservée dans son droit de dire ce qui fait sens et valeur pour elle. Pour la convention de Faro : « Le patrimoine culturel constitue un ensemble de ressources héritées du passé que des personnes considèrent, par-delà le régime de propriété des biens, comme un reflet et une expression de leurs valeurs, croyances, savoirs et traditions en continuelle évolution. Cela inclut tous les aspects de l’environnement résultant de l’interaction dans le temps entre les personnes et les lieux. » Là encore, les valeurs des droits humains fondamentaux, avec notamment les droits culturels, sont au fondement de cette approche du patrimoine. Elle est parfaitement cohérente avec le quotidien des tiers-lieux attentifs aux relations qui se tissent entre les personnes, avec leur passé comme avec leur présent.
Dans le cadre posé par la Convention de Faro, « toute personne, seule ou en commun, a le droit de bénéficier du patrimoine culturel et de contribuer à son enrichissement ». La Convention affirme aussi qu’il est de « la responsabilité de toute personne, seule ou en commun, de respecter aussi bien le patrimoine culturel des autres que son propre patrimoine et en conséquence le patrimoine commun de l’Europe. ».
Ainsi, les tiers-lieux ont tout intérêt à caler leur plaidoyer sur l’argumentaire de la Convention de Faro, d’autant que, Premiers-lieux pour les relations d’humanité, ils veillent à « concilier les inconciliables », ce qui répond à un engagement d’intérêt général imposé par la Convention de Faro dans son article 7 : « Les parties s’engagent à établir des processus de conciliation pour gérer de façon équitable les situations où des valeurs contradictoires sont attribuées au même patrimoine par diverses communautés.». On doit même ajouter qu’il s’impose « d’accroître la connaissance du patrimoine culturel comme une ressource facilitant la coexistence pacifique en promouvant la confiance et la compréhension mutuelle dans une perspective de résolution et de prévention des conflits. » L’intérêt général des tiers-lieux est bien au rendez-vous de la conception du patrimoine revendiquée par la Convention de Faro au regard des droits humains fondamentaux des personnes, seules ou en commun.
En conclusion, la reconnaissance de tiers-lieux comme « Premiers-Lieux pour les relations d’humanité » ne va certainement pas se décréter ! Elle peut, par contre, s’éprouver par un soutien à ceux d’entre eux qui souhaitent engager leur propre démarche réflexive sur la qualité des relations des personnes… Comme un droit fondamental à l’expérimentation pour rappeler les propos d’Hugues Bazin mais avec le soutien des politiques publiques.

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