Article

Une cantine dans mon tiers-lieu

Faut-il passer le pas de la restauration dans l’optique de diversifier ses revenus ?

18 juin 2025

Alors que 21% des tiers-lieux agissent dans le domaine alimentaire, la question de la restauration fait débat : représente-t-elle un levier pour équilibrer des modèles économiques souvent fragiles, ou un engagement en faveur de la transition et de la démocratie alimentaires qu’il convient de financer ?

Dans un contexte marqué par une raréfaction des ressources publiques, et une relative précarité des modèles économiques des tiers-lieux, nombreux sont tentés de diversifier leurs ressources. Le recensement de France Tiers-Lieux en 2023 indique que la restauration est la 3ème activité marchande citée pour financer le fonctionnement des lieux (après la location d’espaces et la vente d’ateliers). Un débat subsiste toutefois sur sa supposée lucrativité : la restauration, si elle génère du chiffre d’affaires, est-elle pour autant rentable ? Cet article apporte un éclairage sur le sujet par le biais de témoignages de tiers-lieux aux fonctionnements et ancrages territoriaux variés. 

Les tiers-lieux sont-ils des restaurants comme les autres ? 

A première vue, la restauration semble une évidence pour les tiers-lieux tant cette activité est associée à une dimension conviviale. Le bar, le café ou le restaurant sont justement des espaces où l’on se rencontre, on échange, on débat. La sociabilité passe par le fait de manger ensemble, on parle d’ailleurs de commensalité (le fait de partager un repas). Ouvrir une cantine dans un tiers-lieu, c’est possiblement réhabiliter nos fameux bistrots, chers au sociologue Ray Oldenburg The great good place, Ray Oldenburg, 1989, alors que ceux-ci sont actuellement en voie de disparition En moins de 80 ans, le nombre de bistrots et de cafés en France est passé de 400 000 à moins de 40 000 en 2024. Dans les villages ou les quartiers populaires, certains y voient un acte militant pour lutter contre la désertion de la restauration classique (souvent au profit des enseignes de fast food) et l’isolement social.

Au-delà d’être un superbe prétexte pour passer le pas de la porte, la restauration est également la principale vitrine des engagements écologiques et socio-économiques des tiers-lieux. 89% des structures interrogées par Commune Mesure Questionnaire complété par 74 répondant.es depuis février 2024 indiquent proposer une alimentation locale, de saison, durable et plus respectueuse des écosystèmes vivants, et 51% déclarent proposer une restauration à dominante, voire exclusivement, végétarienne.

Enfin, et pour de nombreux tiers-lieux à but non-lucratif, le projet de restauration est surtout envisagé comme un support pour promouvoir des initiatives citoyennes et sociales. Avec en tête : la lutte contre la précarité alimentaire, la valorisation des cultures culinaires ou encore le soutien à l’insertion professionnelle.

Aussi, et selon que la restauration est pensée comme une activité lucrative ou une activité relevant de l’intérêt général, les modes d’exploitation et modèles économiques peuvent varier sensiblement. 

Certains ont effectivement un fonctionnement similaire à des restaurants classiques, avec une offre culinaire durable et plutôt élaborée : c’est une activité internalisée par la structure gestionnaire du tiers-lieu qui exploite en propre une cuisine professionnelle. Ce modèle aux objectifs commerciaux ambitieux nécessite une forte professionnalisation des équipes et une implantation dans un territoire attractif (a fortiori dans les centres villes), afin d’attirer un volume d’affaires suffisant pour couvrir un niveau de charges de fonctionnement et d’investissement conséquent. C’est le cas par exemple de Sinny & Ooko, qui exploite en région parisienne les tiers-lieux La REcyclerie, le Pavillon des Canaux et la Cité Fertile. 

A l’inverse,  et dans une logique non-lucrative, nous retrouvons les cafés associatifs et cantines citoyennes : la cuisine y est assurée principalement par des bénévoles. Ce modèle porte avant tout une finalité sociale, et repose sur la capacité du tiers-lieu à animer la dynamique collective dans la durée. Les tarifs sont volontairement bas pour démocratiser l’accès à l’alimentation, et répercutent essentiellement le coût des matières premières. Une personne salariée peut venir en renfort de l’organisation en cuisine, en s’occupant par exemple des approvisionnements ou du service. C’est le cas du café associatif les Hauts Parleurs, implanté depuis 13 ans à Villefranche-de-Rouergue en Aveyron. L’enjeu pour ces cafés et cantines est de maintenir une dynamique bénévole forte dans la durée. 

Certains gestionnaires de tiers-lieux choisissent d’externaliser l’activité à des restaurateurs professionnels. Les modalités économiques y sont très variables (loyer fixe, redevance ou loyer variable, contribution aux charges fixes, etc.), et dépendent souvent des contraintes économiques et foncières qui pèsent sur le tiers-lieu. Il s’agit alors de trouver un partenaire qui puisse à la fois s’adapter à la diversité des besoins de restauration, et répondre aux engagements du tiers-lieu en matière d’inclusivité et de durabilité. A Marseille par exemple, la Friche de la Belle de Mai a misé sur un partenariat structurant avec Les Grandes Tables

Selon cette même logique d’externalisation, nous retrouvons fréquemment dans les friches culturelles et autres tiers-lieux nés dans le cadre d’occupations temporaires des espaces de restauration événementielle (foodtrucks, corners ou kiosques), dont les modalités d’occupation sont pensées pour s’adapter à la saisonnalité de la programmation. Certains tiers-lieux s’approprient le modèle de halle alimentaire (ou food-court), pensé pour offrir au sein d’un même espace une grande diversité d’offres culinaires censée attirer les consommateur-rices. Aux Halles de la Cartoucherie à Toulouse par exemple, c’est une structure dédiée, la coopérative Festa, qui assure un rôle de « régisseur » : en contrepartie d’un loyer versé, elle accompagne et coordonne la coopération entre les restaurateurs, tout en exploitant l’espace bar central. Le loyer peut être plus élevé que dans un bail commercial classique, nécessitant pour les restaurateurs une forte maîtrise des coûts.

Certains tiers-lieux apprenants mettent en avant leurs cuisines comme des espaces de test et d’expérimentation (foodlab), ou proposent un usage proche du restaurant d’application, soit un espace qui permet à des entrepreneur.es, des jeunes, des personnes en formation ou en reconversion de tester une activité culinaire dans des conditions réelles, tout en bénéficiant d’un cadre rassurant et parfois d’un accompagnement par une équipe de professionnels. Des chefs et cheffes en herbe ou confirmés se succèdent dans une logique de « résidence ».  À Aubervilliers, en Seine-Saint-Denis, le tiers-lieu autogéré La Pépinière accueille dans sa cuisine la Cantine des Femmes Battantes qui permet à des femmes issues de parcours migratoires de concrétiser leur projet entrepreneurial dans la restauration, et met à disposition son four à pain pour la mini-boulangerie Panifixion.

Notons aussi la spécificité du portage par des structures d’insertion et notamment dans les tiers-lieux incluant de l’hébergement social, qui par le biais de l’activité de restauration, permettent à des personnes éloignées de l’emploi de se salarier et de se professionnaliser. Selon l’agrément de la structure, le modèle repose sur un équilibre variable entre subventions et chiffre d’affaires. C’est le cas du Récho (pour Refuge – Chaleur – Optimisme) qui a installé pendant plusieurs années son food-truck dans la cour du tiers-lieu Les Cinq Toits, co-porté par Aurore et Plateau Urbain.  

Et parce que les tiers-lieux revendiquent l’hybridation, il n’est pas rare de retrouver ces différents modèles réunis au sein d’un même lieu ! C’est le cas de Chaud Bouillon à Lille qui réunit à la fois une cuisine pédagogique, un food-court et une cuisine professionnelle partagée qui accueille des entrepreneurs en test d’activité, des élèves en formation CAP cuisine ainsi qu’un traiteur qui fournit des repas pour les publics en hébergement social (CHICON). 

Une contrainte forte : concilier alimentation durable et alimentation abordable dans un secteur en crise

Les tiers-lieux interrogés racontent globalement le même itinéraire : si la restauration a initialement été envisagée comme un levier économique pour porter plus loin les engagements du tiers-lieu, générant des recettes permettant de passer d’une organisation bénévole à salariée, force est de constater qu’au long terme, elle apporte un niveau de complexité qui finit par peser fortement sur le modèle économique. 

Pour ceux qui choisissent de conserver un modèle essentiellement bénévole, et notamment les cafés associatifs et cantines citoyennes, les difficultés exprimées résident plutôt dans le risque de fiscalisation Application d’une TVA à 10% sur la vente de repas, et assujettissement aux impôts commerciaux à partir d’un certain montant de Chiffre d’Affaires de l’activité de restauration, et l’implication sur le long terme de bénévoles formés, en mesure de garantir le respect des protocoles sanitaires. 

En effet, la restauration est soumise à de nombreuses réglementations Le « Paquet hygiène » est un ensemble de règlements européens qui s’applique à la filière agroalimentaire – https://agriculture.gouv.fr/la-reglementation-sur-lhygiene-des-aliments, qui se traduisent par des aménagements spécifiques en cuisine, et des équipements qui demeurent coûteux. Par ailleurs, il paraît plus sécurisant de s’appuyer sur des cuisiniers qualifiés salariés pour respecter le fameux Plan de Maîtrise Sanitaire (PMS) et tous les contrôles qu’il implique. Notons aussi que certains coûts restent parfois invisibilisés dans les business plans : pertes alimentaires, contrats de maintenance des équipements de cuisine, contrôles vétérinaires, abonnement à un logiciel de caisse certifié, formations HACCP Règles d’hygiène dans la restauration et les commerces alimentaires (Hazard Analysis Critical Control Point), turnover des équipes, etc. 

L’équilibre économique semble d’autant plus complexe à atteindre pour les tiers-lieux que les engagements en faveur de la transition et de la démocratie alimentaires y sont essentiels. En effet, proposer une restauration durable peut se traduire par un surcoût si on fait le choix de privilégier des approvisionnements frais, cuisinés maison, issus d’une agriculture bio ou de la pêche durable « Restauration collective : quels coûts pour une alimentation plus écologique ? », étude de l’Ademe, 2023.. Pour s’adresser au plus grand nombre, les tarifs restent volontairement accessibles, bien que cette notion se retranscrit de manière variable d’un tiers-lieu à l’autre, d’un territoire à un autre. Au café associatif les Hauts Parleurs, le menu “plat & dessert” est vendu à 12€. A la cantine du Pas si Loin, à Pantin, le menu “entrée, plat & dessert” est à 18€. Implantée dans un QPV (Quartier Politique de la Ville) de Seine-Saint-Denis, l’association est consciente que cette offre n’est pas accessible à toutes et tous, et c’est pour cela qu’elle consacre un créneau hebdomadaire à une cantine solidaire, qui conserve la logique du prix libre.

“Au début des Grands Voisins, la buvette et la restauration étaient gérées par des bénévoles. Les recettes nous ont permis de proposer une programmation gratuite pour le public, de créer les premiers emplois, et d’améliorer la qualité de nos approvisionnements. Quelques années plus tard, nous avons commencé à rencontrer des difficultés, à cause de l’inflation, mais aussi parce qu’on a souhaité améliorer les conditions de travail et les rémunérations des équipes.” – Suzanne Laquerre, Yes We Camp

Les Hauts-Parleurs

Enfin, il est essentiel de relever que le secteur de la restauration connaît une crise économique majeure depuis quelques années « Les restaurants de plus en plus nombreux à fermer, faute de clients et de marges suffisantes : « Il y a toute une génération qui arrête »», article du Monde, 24 mars 2025.. D’une part, les charges d’exploitation se sont alourdies, et notamment à cause de l’inflation des matières premières L’étude du cabinet Gira Conseil indique que les restaurateurs ont répercuté sur les prix les hausses d’achat de matières premières estimées à 16% en moyenne en 2023 et du coût de l’énergie, mais aussi du fait de la revalorisation des salaires et de l’amélioration des conditions de travail censée enrayer le manque d’attractivité de la profession. Et pour certains, le remboursement des aides exceptionnelles perçues lors de la crise COVID-19. D’autre part, la clientèle ne semble plus tout à fait au rendez-vous. Cela s’explique en partie par la baisse du pouvoir d’achat, mais aussi par l’évolution des modes de consommation (généralisation du télétravail, livraison de repas à domicile, diminution des rencontres professionnelles et des activités événementielles, etc.). Cette situation a pour conséquence d’écraser les marges des restaurateurs qui sont alors contraints d’augmenter leurs prix. Les tiers-lieux interrogés ont confirmé la nécessité de réévaluer leurs tarifs depuis 2022, avec une hausse du menu en moyenne de 2€ à 3€ TTC. Au risque, parfois, de ne plus être accessible à toutes les bourses. 

“ La cantine bio et végétarienne,  même si l’on fait 60 couverts le midi, ça ne permet pas de couvrir nos charges. ” Antonin Lenglen – le Pas si Loin

LA RESTAURATION POUR FINANCER LES TIERS-LIEUX : LA FIN D’UN MYTHE

Les témoignages précédemment cités, renforcés par les grandes difficultés financières rencontrées par certains acteurs dont le modèle économique repose essentiellement sur la vente de restauration et de boissons “Quel futur pour la REcyclerie, lieu emblématique de l’écologie, placée en redressement judiciaire ?”, article de Pioche ! du 31 mars 2025, semblent clôre le débat : la restauration commerciale ne permet pas (ou plus) de financer correctement le fonctionnement d’un tiers-lieu. Le paradigme s’est même inversé : convaincus de son utilité sociale, économique et écologique, de nombreux tiers-lieux font le choix de la maintenir. Charge à eux de trouver un modèle qui permette de rationaliser les dépenses, ou de trouver d’autres sources de revenus, afin d’atteindre un équilibre économique. 

Notons qu’il n’est pas toujours évident pour les tiers-lieux d’évaluer le risque déficitaire de l’activité de restauration. Pour les structures les moins professionnalisées, le risque est d’autant plus grand que le calcul de la rentabilité est rendu difficile par le manque d’outils de gestion. Sans suivi d’indicateurs spécifiques et sans comptabilité analytique, il n’est pas toujours évident d’évaluer le coût de revient Coût de revient = achat des matières premières + masse salariale nécessaires à la réalisation d’un plat d’un plat ou d’un menu.

Au sein des tiers-lieux interrogés, nous avons identifié diverses stratégies d’adaptation, souvent envisagées de façon cumulative : 

  • Piste n°1 – simplifier l’offre culinaire : avec pour objectif de réduire leurs charges, des tiers-lieux adaptent leurs offres pour éviter les pertes alimentaires, limiter les contraintes sanitaires et alléger le travail en cuisine. Pour ce faire, ils limitent la diversité et le renouvellement des menus, ils généralisent l’usage des fiches techniques, et préfèrent une petite restauration qui nécessite principalement de l’assemblage et peu de transformation (sandwiches, salades, tartines, etc.). Comme le mentionne Écotable, cette recherche de maîtrise des coûts n’est pas incompatible avec une alimentation durable, et notamment en végétalisant les assiettes, en adoptant des nouvelles techniques culinaires moins énergivores, et en transformant les logiques d’approvisionnement.  
  • Piste n°2 – faire du volume ou s’appuyer sur des activités voisines plus rémunératrices : s’ils ont les ressources humaines suffisantes et des équipements adaptés, les tiers-lieux se tournent vers des activités de restauration qui génèrent de plus gros volumes de vente, ou permettent des marges plus confortables. C’est le cas du Pas Si Loin qui a développé une activité de traiteur. D’autres capitalisent sur leur expérience et misent sur le développement d’offres d’ateliers de cuisine, de formation et de conseil. Festa accompagne par exemple les collectivités et promoteurs dans leurs projets de lieux alimentaires, en capitalisant sur leur expérience aux halles de la Cartoucherie. 
  • Piste n°3 – externaliser la restauration : cette solution permet de simplifier la gestion du tiers-lieu en limitant la polyvalence de ses équipes, et la responsabilité en cas de risque sanitaire. Reste à équilibrer la prise de risque économique, selon les engagements que souhaite prendre le tiers-lieu vis-à-vis du partenaire restaurateur ! L’enjeu étant d’adapter la contribution financière et les modalités d’occupation des espaces en tenant compte des contraintes respectives. C’est ce qu’explique Yes We Camp : “Nous envisageons de confier la cantine de l’Académie du Climat à l’association Les Petites Cantines. C’est un partenariat qui fait sens pour nos deux structures : nous, ça nous soulage de la gestion de la restauration, et eux ça leur donne une grande visibilité, en plein centre de Paris. On échange sur nos modèles économiques respectifs, et on se met d’accord sur les modalités : nous on a besoin de conserver l’activité bar, et en contrepartie, on ne leur demande pas de loyer, mais une contribution aux charges. On se met aussi d’accord sur un planning partagé pour qu’ils puissent utiliser les espaces pour organiser leurs propres événements et ateliers”. 
  • Piste n°4 – adopter un modèle organisationnel hybride : sur un modèle similaire aux Petites Cantines et que l’on retrouve dans de nombreux cafés associatifs, certains tiers-lieux solidaires choisissent de revenir à une gestion bénévole, tout en conservant une coordination salariée permettant de sécuriser l’organisation en cuisine. Si ce modèle fait échos aux valeurs fondatrices des tiers-lieux (faire ensemble et participation citoyenne), il convient de bien distinguer ce qui relève d’un travail rémunéré et d’une mission de bénévolat. Quitte parfois à réduire la voilure, pour s’adapter aux disponibilités des bénévoles et se prémunir d’une forme d’épuisement : « Avec l’arrêt des financements de nos contrats aidés et la réduction de notre équipe salariée, nous avons eu plus de mal à mobiliser les bénévoles au sein de la cuisine. Pour éviter que la salariée restante ne se substitue aux bénévoles et assure tous les services, nous avons décidé de diminuer le nombre de jours d’ouverture de la cantine.” Lola et Magali – Les Hauts Parleurs

Les témoignages des tiers-lieux expriment l’idée que la restauration exerce une forme de tension à la fois dans la gestion opérationnelle, mais aussi dans la vision stratégique du projet, et d’autant plus lorsque la stratégie adoptée consiste à rationaliser les dépenses (et notamment de personnel) ou à développer des activités plus lucratives. La question est de savoir où placer le curseur entre besoin économique, gestion de la complexité et volonté de promouvoir l’intérêt général. 

Mais alors, comment les tiers-lieux résistent au risque de devenir de “simples” restaurants ? Ceux interrogés témoignent de l’importance de questionner régulièrement leur raison d’être. Avec cette réflexion en suspens : est-ce que la professionnalisation de la cuisine apporte nécessairement un dévoiement de la dimension initiale citoyenne et sociale ? Ou au contraire, permet-elle de l’envisager autrement ? 

« On se pose régulièrement la question de pourquoi on cuisine. On est passé d’une cantine par et pour les habitants et habitantes, gérée uniquement par des bénévoles, à une cantine bio végétarienne et une activité de traiteur professionnel. Ça permet de créer des emplois en cuisine, et de proposer une offre de qualité dans le quartier, mais au fond nous ce qu’on préfère, ça reste la cantine solidaire le mardi midi, lorsque les bénévoles sont aux fourneaux. Si on avait plus de financements, on aimerait bien monter une coopérative éphémère pour les jeunes qui veulent tester l’entrepreneuriat culinaire, ou on accompagnerait plus durablement les femmes du quartier qui font de la restauration informelle. » Antonin Lenglen – le Pas si Loin

Le Pas si Loin

Les tiers-lieux culinaires : fer de lance d’une nouvelle culture alimentaire ? 

Alors que le secteur de la restauration a opéré de grandes mutations ces dernières années, il est pertinent de s’interroger sur le modèle que nous souhaitons revendiquer. Face aux dark kitchens « Dans les entrailles des « dark kitchens », ces « cuisines fantômes » qui se multiplient dans les grandes villes », Le Monde, octobre 2022 et à la livraison de repas à domicile qui ont accentué les conditions de travail précaires dans la restauration et la logistique, et promu l’instantanéité et le chacun chez soi, les tiers-lieux ne participent-ils pas à la défense d’un contre-modèle Les tiers-lieux ­culinaires, des tables savoureuses, écolos et humanistes”, Le Monde, juillet 2022

En proposant une restauration alternative plus éthique, les tiers-lieux remettent du sens dans nos assiettes. Valorisation des circuits courts, lutte contre le gaspillage alimentaire, promotion du zéro déchet, démocratisation de la cuisine végétarienne, soutien à l’agriculture paysanne, définition d’une tarification juste et/ou différenciée, pratique de repas suspendus, organisation de repas partagés… Toutes ces initiatives que l’on retrouve dans de nombreux tiers-lieux participent à réinventer un secteur à bout de souffle. 

Et ce sont particulièrement les tiers-lieux nourriciers qui participent à cette dynamique, en expérimentant autour de filières alimentaires locales, durables et solidaires. Comme l’illustre l’étude réalisée par FAB’LIM « Les tiers-lieux nourriciers, engagés pour la transition agroécologique et alimentaire » étude de FAB’LIM, INRAE Montpellier – UMR Innovation et InCitu, ces tiers-lieux promeuvent la justice alimentaire et une alimentation citoyenne de proximité, et notamment en favorisant les coopérations au travail. En mettant à disposition des espaces de transformation et des moyens logistiques partagés, en favorisant le partage de savoir-faire, en créant des espaces de rencontre, en développant des centrales d’achats, en mutualisant des emplois : ces  tiers-lieux permettent de rendre plus robustes les acteurs engagés dans la transition alimentaire. Et leurs initiatives ont de quoi nous inspirer : 

  • Le Loubatas, tiers-lieu à Peyrolles-en-Provence (13), a porté une expérimentation autour de la restauration collective en partenariat avec le Mouvement des Cuisines Nourricières pour mener des actions d’éducation et de sensibilisation autour des menus végétariens dans les écoles.
  • Le réseau Cocagne, qui réunit des chantiers d’insertion en maraîchage, porte le projet de l’Archipel nourricier de Loos-en-Gohelle (62), soit un éco-pôle alimentaire permettant de développer l’agriculture biologique, de valoriser l’engagement des citoyens grâce à une monnaie locale, et de favoriser l’accès à une alimentation durable par le biais du tiers-lieu Ménadel.
  • Yes We camp s’implique aux côtés d’acteurs de l’alimentation durable et solidaire (Festin, Écotable, Refugee Food, Les petites cantines, Des Étoiles et des Femmes) dans le mouvement Restaure https://www.mouvement-restaure.com/ pour promouvoir l’amélioration des conditions de travail dans les cuisines et diffuser des bonnes pratiques autour de l’alimentation durable et de l’inclusivité à l’aide d’un manifeste et de formations.
  • L’association A Table Citoyens !, qui porte l’incubateur culinaire Baluchon implanté en Seine-Saint-Denis, à Paris et à Lille, accompagne les tiers-lieux pour amorcer le développement de « bright kitchens », soit des cuisines partagées qui peuvent accueillir notamment du test d’activités pour des entrepreneurs alimentaires en QPV.

Aide alimentaire, ateliers de sensibilisation au bien manger, soutien à l’entrepreneuriat informel, formation aux techniques culinaires durables, insertion professionnelle, expression des droits culturels, lutte contre l’isolement social… Les cuisines des tiers-lieux, à la fois engagées, polyvalentes et ouvertes, représentent une formidable opportunité pour répondre aux enjeux des politiques publiques, et notamment alimentaires. Un potentiel qui reste malheureusement sous-exploité – faute de financements dédiés à leur coordination et d’accompagnement pour leur diffusion. 

Cet article est publié en Licence Ouverte 2.0 afin d’en favoriser l’essaimage et la mise en discussion.