Fiche de lecture

The Great Good Place

Ou : quand un concept voyage

14 février 2023

“De là, la nécessité d’interroger avec précaution la mobilisation du concept de Ray Oldenburg dans cette translation du contexte américain au contexte français et d’éviter l’équivoque d’un prétendu universalisme de ce concept, du moins au seul prisme spatial et territorial.”

En France, l’ouvrage The Great Good Place de Ray Oldenburg peut faire figure d’autorité. Abondamment mobilisé que ce soit dans les médias, au sein de formations, de rencontres professionnelles, il compose une doxa du tiers-lieu. Pourtant, ce concept émerge dans un contexte socio-urbain donné, historiquement circonstancié, soit l’Amérique de l’après-guerre et la spatialité des suburbs. Relecture de l’ouvrage The Great Good Place et réflexion sur les mécanismes à l’œuvre dans sa translation française.

“Tiers-lieu est un terme traduit de l’anglais The Third Place (…) faisant référence aux environnements sociaux qui viennent après la maison et le travail (concept en lien avec les mobilités triangulaires et pendulaires). C’est une thèse développée par Ray Oldenburg, professeur émérite de sociologie urbaine à l’université de Pensacola en Floride, dans son livre publié en 1989 : The Great Good Place (en).” 

C’est en ces mots que la page Wikipédia “tiers-lieu” décrit son objet dans le second paragraphe, mobilisant l’héritage conceptuel de celui qui aura été le premier à poser un nom, ainsi qu’une tentative de définition, à des configurations sociales hétérogènes. En France, le travail de Ray Oldenburg est abondamment mobilisé que ce soit dans les médias, au sein de formations, de rencontres professionnelles, retenant cette définition a minima qui compose une doxa du tiers-lieu : un lien entre le domicile et le travail. Si celle-ci esquisse certaines pistes de compréhension, il importe de rappeler d’une part – à la suite de Yoann Duriaux et Aurélien Marty Arnaud Idelon, Tiers-lieu, enquête sur un objet encore bien flou, Makery Magazine, 2017 – URL http://www.makery.info/2017/10/10/tiers-lieu-enquete-sur-un-objet-encore-bien-flou-12/ (Consulté le 31/01/23) – que ce travail de conceptualisation est une lecture sociologique a posteriori de réalités très hétérogènes, d’autre part que Ray Oldenburg adresse cette hypothèse dans un contexte socio-urbain donné, historiquement circonstancié, soit l’Amérique de l’après-guerre et la spatialité des suburbs. 

L’objet de la recherche de Ray Oldenburg est large : une cartographie des “tiers-lieux” parmi lesquels figurent cafés, bars, bureaux de postes comme l’espace public sans lesquels toute communauté ne pourrait que dépérir et en miroir, son fonctionnement démocratique. Ces tiers-lieux instaurent un référentiel politique égalitaire, favorisant le débat et l’association publique, rempart à l’individualisme et à l’isolement des sociétés suburbaines. L’ouvrage est structuré en trois grandes parties : une première ancrant l’analyse dans ce contexte socio-urbain précis “The problem of place in America”, une seconde consistant en une généalogie et une analyse comparée de lieux de sociabilités dans d’autres contextes géographiques (the english pub, the french café, classic coffee houses, the american tavern…), une troisième reliant la notion de tiers-lieu à celles d’intergénérationnel, d’usages genrés de l’espace ou encore d’habitat. 

Cette fiche de lecture de l’ouvrage The Great Good Place de Ray Oldenburg articule ainsi cinq intentions complémentaires : 1) coller au plus proche du texte avec un abondant travail de citation, 2) nuancer les interprétations du concept, 3) repolitiser les dérivations du concept, 4) contextualiser l’émergence de celui-ci, 5) questionner sa translation dans le contexte territorial français et l’universalisme de la notion.  

Contexte socio-urbain d’émergence de la notion de tiers-lieu

Ray Oldenburg est docteur en sociologie, spécialiste de la sociologie urbaine et également consultant accompagnant autant entreprises, églises, communautés locales que programmistes urbains et aménageurs. Comme Richard Florida et son concept de “ville créative” dupliqué ci-et-là dans un contexte de métropolisation soutenue, Ray Oldenburg a forgé celui de “third place”, à la fois description sociologique de réalités sociales de terrain et modélisation de réponses possibles aux maux que l’auteur diagnostique dans les schémas d’aménagement du territoire de l’Amérique d’après-guerre. 

De retour du front, les GIs américains se voient octroyer des bourses par le gouvernement pour accéder à la propriété à la périphérie des villes. Cette stratégie vient servir une politique d’aménagement portée vers le décongestionnement des centres urbains vétustes, aux infrastructures vieillissantes, et est facilitée et accélérée par le développement de l’automobile. La suburb américaine devient l’idéal d’habitat pour une bonne partie de la classe moyenne du pays et donne naissance à un mode de vie majoritaire, axé sur l’habitat pavillonnaire individuel, le séquençage fonctionnel des espaces, le confort domestique, l’accès à la nature, des modes de mobilité privilégiés (la voiture individuelle) et des paysages marqués par ces usages qui infusent dans l’imaginaire collectif, en témoignent ces plans séquences identiques visibles tant dans Twin Peaks (David Lynch), Licorice Pizza (Paul Thomas Anderson) ou encore A la merveille (Terrence Mallick). Reste que cette utopie urbaine d’une époque est perçue par Ray Oldenburg comme cause d’un mode de vie individualiste et de l’éclatement (spatial comme social) de la communauté : “Though proclaimed as offering the best of both rural and urban life, the automobile suburb had the effect of fragmenting the individual’s world” (Part 1 – Chapitre “The problem of Place in America”). Plus loin, l’auteur interpelle les urbanistes sur le manque d’interstices spatiaux dans ce partitionnement fonctionnaliste de l’espace : “American planners and developers have shown a great disdain for those earlier arrangements in which there was life beyond home and work.” Plus loin encore, le constat s’aggrave : “As in the best of times and the best of places, the third place should simply be an option. Our urban topography presently favors those who prefer to be alone, to stay in their homes, or to restrict their outings to relatively exclusive settings. It is the adventuresome, gregarious, and “clubbable” types who are being short-changed by the course urban development has taken in our society.”

Une société en manque de points d’accroche, de zones d’attache

Dans le même chapitre, Ray Oldenburg procède à une mise en perspective historique du phénomène par lequel les mondes sociaux du travail, de la famille et des lieux de sociabilités se fragmentent. Selon lui, l’industrialisation a joué un rôle prédominant dans cette reconfiguration spatiale des mondes sociaux : “Before industrialization, the first and second places were one. Industrialization separated the place of work from the place of residence, removing productive work from the home and making it remote in distance, morality, and spirit from family life. What we now call the third place existed long before this separation, and so our term is a concession to the sweeping effects of the Industrial Revolution and its division of life into private and public spheres.” 

Les modes d’aménagement de l’après-guerre succèdent à cette première partition des fonctions urbaines et accélèrent une vision monofonctionnelle de l’espace, et son corollaire, le manque d’hybridité des usages et des publics (une ville pensée pour les adultes, plaçant en marge les jeunes publics et leur usage “Thow forms of community have emerged following the sterilization of the residential neighborhood, the workplace and the network. Both are hostile to children and have no place for them. How viable, in the long run, is a society that cannot unite the generations in an integrated community ?” – p. 276 ), d’espaces de pause, d’aspérité et de débat, de lieux de sociabilité. Cette manière de faire la ville mène à des espaces urbains aseptisés, uniformes ou génériques, dépourvus d’accroches ou d’attaches, menant à ce sentiment de placelessness diagnostiqué par le géographe canadien Edward Relph en 1976  Edward Relph, Place and placelessness, SAGE Publications, 2008

“The urban planners’ major contribution to the boredom and to the intolerance of our times is unifunctional space utilization. People and activities are compartmentalized and protected from the incursions and intrusions of that which is different from the singular function or particular segment or population for which the space was designated. Each housing development is designed for its narrow band on the spectrums of income and social status. Each major urban activity has its own center or district. The places where we get educated, shop, find medical care, work for a living, conduct business, play, and retire are all kept from one another, and none of them are within walking distance of the average American’s present address. (…) Confining the use of space to a single function is useful to many forms of productive activity but the principle has been extended to realms where it doesn’t belong and where it now serves to erode the fabric of society. Chief among these are residential areas where there is so little of interest outside people’s homes that the privatization of life is no longer optional but spatially enforced. The triumph of the dream house over the model city is now preserved by law, specifically, by zoning regulations that prevent inclusions of the kinds of physical spaces, facilities, and their proximities as are essential to community.”

C’est de ce contexte socio-urbain que naît avec Ray Oldenburg la notion de third-spaces : contexte parfois similaire à certaines configurations du territoire français (à mi-chemin entre les analyses de La France périphérique  Christophe Guilluy, La France périphérique. Comment on a sacrifié les classes populaires, Flammarion, Paris, 2014 , La France des ronds-points  Jean-Marie Donat, La France des ronds-points, Huginn & Muninn, Paris, 2019, ou encore de Comment la France a tué ses villes  Olivier Razemon, Comment la France a tué ses villes, Rue de L’Echiquier, Paris, 2017 ) certes, mais qui ne cadre pas forcément avec d’autres, dont, en premier lieu, les contextes métropolitains marqués par la pression foncière et la densité urbaine. De là, la nécessité d’interroger avec précaution la mobilisation du concept de Ray Oldenburg dans cette translation du contexte américain au contexte français et d’éviter l’équivoque d’un prétendu universalisme de ce concept, du moins au seul prisme spatial et territorial. 

Une dimension politique affirmée qui disparaît parfois dans sa translation française 

Car si universalisme il y a dans le concept de third place, c’est bien le constat – au sein de sociétés globalisées, libérales et marquées par l’économie capitaliste – de besoins de configurations sociales alternatives, abolissant les hiérarchies usuelles, qu’elles soient celles de l’espace domestique (hiérarchie familiale patriarcale) et de l’espace du travail (hiérarchie managériale). Sans gloser sur la tentative de définition de Ray Oldenburg de ces third places et les différentes caractéristiques qu’il leur confère (dans le chapitre “The character of third places”), nous pouvons rappeler d’une part sa neutralité (“There must be places where individuals may come and go as they please, in which none are required to play host, and in which all feel at home and comfortable”), son potentiel d’ouverture et de nivellement des conditions sociales (“abolition of all differences of position or rank that existed among men”), la conversation et le débat comme activité principale (et, au-delà, une réflexivité critique sur un monde en mouvement, la construction en sujet politique par le frottement au collectif), une communauté de base (“the regulars”), une ambiance ludique et un design a minima de l’espace (“low profile spaces”) propice à l’appropriation et aux usages diversifiés. C’est en revenant au texte de Ray Oldenburg que l’on peut mesurer d’une part la stabilité de composantes translatées du contexte américain au contexte actuel de ce “moment tiers-lieux” à la française, d’autres parts les écarts ou divergences dans la réception du concept : l’essaimage progressif d’une certaine esthétique tiers-lieu  Arnaud Idelon, Le tiers-lieu peut-il faire école ?, Makery Magazine, 2017 – URL : https://www.makery.info/2017/10/24/le-tiers-lieu-peut-il-faire-ecole-22/ (Consulté le 31/01/23) / Arnaud Idelon, Tiers-lieux, de l’initiative à la commande, AOC, 2019 – URL : https://aoc.media/analyse/2019/11/11/tiers-lieux-de-linitiative-a-la-commande/ (Consulté le 31/01/23) , l’entrée prépondérante par l’hybridation des usages au risque d’édulcorer le potentiel politique de ces espaces que n’a de cesse de rappeler Ray Oldenburg, ou encore la focale bien souvent mise sur l’espace physique quant la configuration sociale prime chez son auteur (et certains de ses exégètes dont Yoann Duriaux ou Antoine Burret  Antoine Burret, Etude de la configuration en Tiers-Lieu : la repolitisation par le service, Thèse soutenue à l’Ecole Doctorale de Sciences Sociales de Lyon, 2017 – URL https://www.theses.fr/2017LYSE2001 (Consulté le 31/01/23) ). 

Un universalisme des tiers-lieux ?

La seconde des trois parties de l’ouvrage constitue une ressource incontournable pour qui s’intéressera à une analyse historique et sociologique comparant des configurations sociales différentes de par le globe (au sein du monde occidental du moins) soit : the german-american lager beer gardens, main street, the english pub, the french café, the american tavern and the classic coffeehouses (mais aussi des mentions aux cafés viennois ou aux tavernes grecques au travers d’un cahier central illustré). En cinq chapitres, l’auteur étudie l’évolution historique de ces différents lieux, leurs contextes (sociaux comme juridiques) d’apparition, leur architecture et leurs usages, leurs communautés et leurs règles, leurs seuils et rituels. Dans le chapitre “The English Pub”, on apprend que si le pub est pensé comme l’opposé du club (dont l’étymologie anglo-saxon renvoie dans le même temps aux mots “adhérer” et “diviser”) réservé à une élite là où le club serait l’espace commun des gens ordinaires, une analyse de la partition des espaces au sein du club entre saloon lounge et public bar vient nuancer cette première lecture égalitaire. Dans le chapitre “The French Café”, celui-ci se distingue de son alter-ego britannique par le rôle qu’il joue dans la société française et son mode de vie : “Any reference to the bistro as “the club of the poor” is inaccurate. “Poor man’s club” is a common euphemism for third places in some cultures, but it does not apply to the French. Le bistro is a democratic and encompassing institution to which all are welcome, and there are no comportments into which the various grades of humanity are segregated, as in the pubs across the Channel. (…) The typical bistro is a third place belonging to everyone”. 

Le chapitre dédié au Coffee Houses anglais du 17ème siècle comme forum, espace de liberté, participation à la vie démocratique et “arène politique” est également incontournable en ce qu’il nourrit l’analyse de Ray Oldenburg des third places comme espaces politiques et espaces de réflexivité collective.

Si la rigueur scientifique d’un procédé allant de clichés (les français et l’amour de l’apéritif), l’anachronisme (passage du café français des 19ème et 20ème siècle à la Renaissance italienne), la citation du travail d’autres sociologues, anthropologues couplées à des analyses de romanciers, peut sembler relative et laisser percevoir une certaine exotisation des lieux de sociabilités européens sous la plume de Ray Oldenburg, cette étude croisée est dirigée vers l’analyse du déclin du third place tavern dans la société américaine, une fois de plus lié à des stratégies d’aménagement du territoire. “Taverns are being demolished in old neighborhoods and prohibited in new ones. The sterilized and purified suburbs broadly developed since the end of the war are hostile to virtually all kinds of establishments that might serve as informal gathering places, especially taverns. (…) The steady trend is for taverns to be divorced from residential areas, and that trend affects their character, their popularity, and the makeup of their clientele.” Ray Oldenburg n’avait peut-être pas anticipé la reprise du concept de tiers-lieux par la franchise américaine Starbuck qui forgera le design de ses cafés, son ambiance propice au télétravail et son plan marketing à partir du même diagnostic. 

Ce qu’on ne peut traduire

A deux reprises dans l’ouvrage, l’auteur s’adonne à un développement sur un vocable allemand (Gemütlich) et un autre français (rendez-vous), tous deux rétifs à la traduction en anglais, soulignant là les différences culturelles fondamentales d’un contexte géographique donné à un autre. L’un désigne une attitude inclusive face à l’altérité et une attention à l’hospitalité, tandis que l’autre, dans le même temps, renvoie à un espace-temps de la vie sociale française et adresse l’absence de cet espace-temps dans le mode de vie américain : “We have nothing as respectable as the French rendez-vous to refer to a public meeting place or a setting in which friends get together away from the confines of home and work. The American language reflects the American reality – in vocabulary as in fact the core settings of an informal public life are underdeveloped”. De quoi nous suggérer – à rebours – que la traduction du mot third place n’est pas forcément intuitive. Face à ce constat, deux voies possibles se dessinent alors : celle d’inventer nos propres mots, celle d’une attention renouvelée aux contextes territoriaux qui sont les nôtres dans la translation d’un concept historiquement et socialement, déterminé. 

Cet article est publié en Licence CC By SA afin d’en favoriser l’essaimage et la mise en discussion.