Des coordinations nationales aux collectifs locaux, un ensemble complexe d’acteurs regroupe aujourd’hui les tiers-lieux en France. À côté des échelles nationales (avec l’ANTL et le GIP France Tiers-Lieux) et régionales (avec les réseaux de tiers-lieux régionaux) se renforce aujourd’hui la place de l’échelle locale. En réaffirmant l’importance de la dimension territoriale dans la coopération, ils invitent aussi à valoriser l’imbrication d’échelles. Alors, comment s’organise concrètement cette échelle locale où se jouent coordination, solidarité et ancrage territorial ?
Des outils « par les tiers-lieux, pour les tiers-lieux » : c’est en ces termes que Laure Coplo, coordinatrice du normand Tilino, évoque les réseaux de tiers-lieux régionaux. Soutenue par l’Agence nationale de la cohésion des territoires (ANCT) dans le cadre du programme Nouveaux lieux, nouveaux liens, par le GIP France Tiers-Lieux et par les conseils régionaux, cette vingtaine de réseaux couvre la majeure partie du territoire français métropolitain et ultramarin.
À l’échelle nationale, France Tiers-Lieux, créé en 2022 et rassemblant l’État, l’ANCT et l’Association nationale des tiers-lieux (ANTL), pilote la co-construction des politiques publiques, soutient l’ingénierie des porteurs de projets, mutualise des outils communs et assure une veille sur l’évolution des tiers-lieux. L’ANTL, qui a émergé en 2019, fédère les acteurs, porte le plaidoyer national et participe à la gouvernance du GIP (Duvergner, 2023).
Dans les territoires, les réseaux régionaux de tiers-lieux jouent un rôle moteur pour la déclinaison des politiques publiques et leur articulation aux besoins des porteurs de projet sur le terrain.. Ils assurent la vitalité des tiers-lieux autour de missions d’accueil, d’animation, de formation et de plaidoyer.
Mais à mesure que les tiers-lieux s’ancrent dans leur territoire, les solutions à construire pour répondre aux besoins des citoyens se précisent. Face aux « enjeux propres aux géographies à plus petite échelle », Mayssoun Kleiche, coordinatrice du réseau de PACA Sud Tiers-Lieux, l’affirme : il faut aller au plus proche du local, afin de faciliter « les liens de solidarité », « la remontée des besoins et envies » ou « la sensibilisation des collectivités ».
Loin de se substituer aux régionaux, les réseaux locaux s’inscrivent en complémentarité. Aux premiers, ils permettent de « s’adapter », dans les mots de Mayssoun Kleiche. Le terme s’entend dans le sens d’infléchir – un discours, une action –, mais il est aussi à rattacher à des enjeux écologiques. Car c’est bien dans un contexte de prise de conscience militante que s’organise l’imbrication d’échelles.
Délimiter le territoire des réseaux locaux
Avec la loi NOTRe, promulguée en 2015, l’Aquitaine, le Limousin, le Poitou-Charentes fusionnent dans une nouvelle région de 84 000 km2, la Nouvelle-Aquitaine. Alors, retrace Aurélie Degoul, co-présidente de Médoc Tiers-Lieux, « le territoire d’intervention du réseau régional devenait tellement large que c’était précieux de disposer de relais ». C’est particulièrement le cas dans le Parc naturel régional Médoc, « une presqu’île où il faut déjà deux heures pour aller du nord au sud ».
Cette « réalité géographique », Pierre Jeannot, coordinateur du réseau creusois Tela, la théorise à partir des outils du biorégionalisme, ce courant qui « s’appuie sur l’idée que l’on pourrait délimiter des régions autour de limites géographiques prenant en compte aussi bien les communautés humaines que les écosystèmes » (Bernard, 2021).
« On parle de biorégionalisme parce que la frontière administrative ne vient pas du tout délimiter le niveau d’action de nos tiers-lieux, explique Pierre Jeannot. En fait, ils fonctionnent tous avec leur bassin de vie en ruralité ». Chez Isabelle Chistoni, coordinatrice du réseau landais Ploucs (Projets locaux ouverts, utiles, collectifs et solidaires), l’héritage du biorégionalisme se retrouve dans la place accordée au diagnostic de territoire, « essentiel » selon elle car « tenant compte des besoins d’aujourd’hui et de demain ».
Pour les régions où coexistent plusieurs réseaux locaux, comme en Auvergne-Rhône-Alpes avec Cédille, Sentiers communs, La Trame et Cotlico, la question du périmètre d’action se pose en termes d’environnement plutôt que de proximité, ainsi que l’illustre Naïs Lefebvre, coordinatrice de Sentiers communs dans le Vercors : « Il y a un Vercors drômois un peu plus au sud. Géographiquement, on descend en altitude avec des territoires beaucoup plus ruraux, mais certains tiers-lieux de la Drôme peuvent se sentir plus rattachés à ce bassin de vie du côté nord qu’à leur département où il y a un autre réseau ».
Au constat de la pertinence du concept de biorégionalisme pour penser l’échelle locale, Cotlico fait exception. La création du réseau isérois procède d’une « impulsion départementale » à l’initiative « d’anciens élus ayant perçu le besoin de faire émerger des tiers-lieux sur le territoire », témoigne Alexis Fayolle, son coordinateur. Si le portage administratif du collectif est aujourd’hui porté par l’un des tiers-lieux en faisant partie, Luz’In, et est donc indépendant, il garde de cet historique une dimension institutionnelle et une définition du territoire plus administrative que les autres réseaux interrogés.
Des constructions en arborescence
Pour être pertinentes, les responsabilités des réseaux doivent selon Alexis Fayolle s’attribuer d’après un principe « de subsidiarité, pour que l’on valorise réellement les territoires et propose un meilleur accompagnement : plus on est proche du territoire géographiquement et plus il est facile d’accompagner les porteurs de projets ». Cet accent mis sur la distance focale contraste avec le questionnement d’autres réseaux sur ce qui « fait » territoire et comment, donc, faire réseau.
Ayant lancé une étude de biorégionalisme dans le domaine du bâtiment, le réseau régional Sud Tiers-Lieu invite à prendre comme prisme le foncier et la façon dont il reconfigure les dynamiques de territoire. C’est ce que souligne Mayssoun Kleiche, sa coordinatrice : « On voit qu’il y a des enjeux spécifiques aux tiers-lieux en massif alpin, que ce soit du côté italien ou du côté français », notamment la question de l’avenir des stations de ski abandonnées, pour penser un tourisme durable. À partir de cet ancrage s’articule ensuite la priorité des collectifs de tiers-lieux en construction, à savoir « repenser la question du tourisme qui fait beaucoup de mal d’un point de vue écologique ».
D’un collectif à un autre, d’une petite échelle à une plus grande, les enjeux autour « de singularités qui forment des communs », d’après Pierre Jeannot, se discutent avec toutes et tous. D’où la nécessité d’espaces de sensibilisation et d’échange ouverts où se débattent les systèmes de valeur portés par le réseau, en impliquant les décideurs. Car, reprend le coordinateur, « on souffre qu’aient été marginalisées des propositions qui sont en fait de vraies solutions ».
Agencements
Pour les réseaux locaux en ruralité, la question du lien est centrale. Ainsi Marie Massiani, du réseau Cédille, décrit-elle son rôle de coordinatrice : « Je sers en fait d’élastique entre le village de chaque tiers-lieu et le reste du groupe ». Dans la vallée de la Drôme où se déploie Cédille, cette manière d’approcher la question du réseau se joue en miroir de la vision du territoire, « considéré comme un terrain d’expérimentation pour les transitions depuis plusieurs décennies ».
Dans les espaces urbains, il s’agit bien souvent d’impulser des échanges et des dynamiques de collaboration qui jusque-là n’existaient pas. Julie Goulon, membre de Faire communs, un réseau de tiers-lieux à Strasbourg, admet ainsi « qu’au début, on se regardait en chien de faïence, on ne savait pas ce que faisaient les uns les autres ».
Au lieu de « rester dans leur coin », les tiers-lieux strasbourgeois impliqués – trois au départ en 2024, une dizaine aujourd’hui – se mettent à discuter de problématiques et de réussites communes. Une manière de « parler de leur engagement militant dans leurs lieux et leurs quartiers ». Si la ville facilite les mobilités et l’identification de problématiques similaires, c’est bien leur quartier qui marque l’identité des tiers-lieux urbains. Il ne s’agit pas là que d’un enjeu d’échelle mais de la façon d’habiter un territoire et d’y ramener du vécu.
Réseaux et formes de vie
Aussi le caractère informel des réseaux locaux demeure-t-il une caractéristique importante. Julie Goulon parle de « dimension sensible » des échanges, Isabelle Chistoni « d’amitié », Marie Massiani « d’interréseau personnel » : ce qui est désigné ici, c’est l’organicité de la coopération. Là encore, la question de l’échelle n’est pas première, en témoigne l’intérêt du réseau régional Dà Locu pour la démarche du réseau local Tela, défendant, d’après Pierre Jeannot, une approche du réseau « comme une forme de collectif visant à remettre du mouvement ».
Certains réseaux locaux disposent, de longue date, d’une structure juridique propre, pour la plupart une association loi de 1901, comme Médoc Tiers-Lieux, Tela ou Ploucs. D’autres sont adossés à une structure existante, comme Sentiers communs, Cotlico ou Cédille. Derrière cette diversité de structurations se révèle l’égale envie de faire ensemble – « Cédille est une bannière qui a la force que les membres veulent bien lui donner », affirme ainsi Marie Massiani – et « de se renforcer les uns les autres », pour Naïs Lefebvre.
Pour les réseaux, il s’agit ainsi d’évoluer dans des cadres souples et qui prennent soin. « On a toujours eu cette vocation à prendre soin du vivant dans toutes ses formes », clame ainsi Isabelle Chistoni. C’est aussi ce qui transparaît du discours de Pierre Jeannot : plutôt que d’étendre le nombre d’adhérents du réseau Tela, dans une logique d’expansion, il s’agit d’étendre l’action en renouvelant la manière de faire communauté, dans une logique d’inclusion. « L’étape suivante pour nous, c’est de passer en mode faire tiers-lieux à l’échelle d’un village. »
Travailler les communs, c’est impliquer tout le monde, « des chasseurs aux randonneurs en passant par les commerçants, les membres des clubs de sport et les travailleurs en école, dans une commune. Il s’agit de mobiliser tous ces gens qui sont acteurs et spectateurs pour mettre en réflexion ce que veut dire faire commun pour demain ». C’est ainsi « à l’avant-garde de la réflexion et du développement local collaboratif » que semblent ainsi se tenir les réseaux locaux. Dans les mots de Mayssoun Kleiche : « Les collectifs locaux, c’est l’avenir, vraiment ».
Vers la robustesse ?
Mais encore faut-il que ces collectifs se maintiennent. Montrer comment les réseaux font biotope et entretiennent la vitalité du territoire est un premier enjeu pour leur pérennisation, ainsi que le montre Marie Massiani : « Jusqu’à présent, en tant que réseau local, on était complètement sous le radar. J’ai donc besoin de cultiver notre notoriété, d’expliquer, de justifier notre périmètre. »
Un autre enjeu est, pour Isabelle Chistoni, « d’arriver à une forme de robustesse en travaillant à s’adapter et en trouvant des solutions ensemble. » Référence au biologiste Olivier Hamant, le concept de robustesse désigne « la capacité à se maintenir stable (sur le court terme) et viable (sur le long terme) malgré les fluctuations » (Hamant, 2023) et propose une pensée de la résilience ne s’appuyant pas sur la performance et l’optimisation.
Un élan d’autant plus important dans un contexte d’insécurité budgétaire et politique. Mais pour Isabelle Chistoni, l’essoufflement demeure une vraie menace. « On nous dit qu’il faut coopérer mais on ne finance plus la coopération. Si on cesse de soutenir les réseaux, les gens vont se retrouver à nouveau seuls et ça risque de provoquer des fractures ». Aurélie Degoul s’en inquiète aussi : « Les perspectives ne sont pas réjouissantes. On espère au moins assurer notre pérennité ».

Cet article est publié en Licence Ouverte 2.0 afin d’en favoriser l’essaimage et la mise en discussion.