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Apprendre et se faire entendre à l’échelle européenne ?

Le cas des projets européens CoLabora et Common Ground

25 septembre 2025

Ces dernières années, plusieurs projets de coopération européenne ont offert un espace de rencontre et d’apprentissage entre des tiers-lieux basés aux quatre coins de l’Europe. Ces initiatives donnent à voir la structuration progressive de l’écosystème des tiers-lieux à l’échelle européenne, depuis l’échanges de bonnes pratiques jusqu’à la future construction d’un plaidoyer devant les institutions européennes.

« Découvrir les contextes politiques et les modèles de nos partenaires étrangers éclaire la pertinence de nos choix. » Théo LACHMANN, coordinateur du projet Common Ground au sein de l’Association nationale des tiers-lieux.

En juin 2023, l’évènement Tiers-lieux pour l’Europe rassemblait à la Halle Tropisme de Montpellier plus de 300 acteurs des tiers-lieux et de projets citoyens venus d’une quinzaine de pays européens. Pendant trois jours, les participants ont échangé autour de leurs pratiques, de leurs ambitions et de leurs difficultés. Malgré des contextes très différents, de la Catalogne à la Wallonie, en passant par la Roumanie, l’Italie et la Croatie, des enjeux communs ont émergé. Et une évidence s’est imposée : il faut mutualiser les solutions et donner une voix politique aux tiers-lieux à l’échelle européenne.

À l’issue de cette rencontre organisée par l’Agence nationale de la cohésion des territoires et France Tiers-lieux, trois structures sont restées en contact. L’association bruxelloise Communa spécialisée dans l’occupation temporaire à finalité sociale, l’ONG et ferme agroécologique The Southern lights, engagée pour l’essaimage d’éco-projets en Grèce, et l’Association nationale des tiers-lieux (ANTL). Ensemble, ils ont initié en 2024 un projet financé par le programme européen Erasmus+ pour organiser des visites apprenantes, échanger de bonnes pratiques et monter collectivement en compétences. Ce projet d’un an baptisé Common Ground ambitionne d’identifier une « base commune » dans la pluralité de ces lieux, à partir de laquelle rassembler et se faire entendre.

Six ans plus tôt, en 2018, un projet similaire d’apprentissage a été initié autour des espaces de coworking en milieu rural : CoLabora. Financé par le programme Leader du Fonds européen agricole pour le développement rural (FEADER), il rassemblait sept territoires aux quatre coins de l’Europe, dont le Pays de Guéret dans la Creuse en France et d’autres zones rurales en Irlande, au Royaume-Uni, en Lettonie, en Espagne et en Allemagne. Les partenaires ont élaboré pendant quatre ans, à travers des voyages d’étude et des rencontres avec des chercheurs, une boîte à outils méthodologique pour aider à la création et la gestion de coworking ruraux.

À l’heure où l’avenir des politiques publiques des tiers-lieux en France est incertain, ces deux projets éclairent la pertinence de l’échelle européenne pour les lieux français. Comment des projets menés à l’étranger peuvent-ils être source d’inspiration ? Quels sont les espaces et les réseaux de coopération à investir ? Faut-il imaginer un réseau européen des tiers-lieux ? À quoi pourrait ressembler une politique européenne des tiers-lieux ?

Trouver une base commune

La première difficulté pour les tiers-lieux français qui se tournent vers l’Europe est d’ordre sémantique. Si le terme tiers-lieu (third places en anglais) s’est progressivement imposé en France, il est peu utilisé dans les autres pays ou reste associé à des initiatives institutionnelles. Une diversité de lieux citoyens façonnés par les usages, le faire ensemble et les besoins du territoire se multiplient partout en Europe, mais ils se font plutôt appeler friche culturelle, FabLab, espace de coworking, bibliothèque ou café associatif.

À défaut de se rassembler derrière un concept commun, les coopérations européennes entre ces lieux hybrides s’organisent d’abord autour d’axes thématiques. Le projet CoLabora connectait des espaces de coworking volontairement très différents les uns des autres – mais toujours en milieu rural – afin d’en tirer des enseignements capables de répondre à des problématiques communes liées aux fractures territoriales. « Le coworking nous intéresse puisqu’on le considère comme un levier de développement local et une manière de maintenir voire d’attirer des travailleurs [sur notre territoire], expliquait en 2020 au micro d’EU!Radio Virginie Martin, coordinatrice du projet pour l’Agglomération du Grand Guéret. Avec les visites d’études, on collecte de l’information sur les pratiques [des partenaires européens]. Comment sont agencés les espaces de coworking ? Comment ils sont géré ? Quels sont les prix ? Quelles sont les activités de mise en réseau des coworkers ? Quelle est la formation du coworking manager ? » https://euradio.fr/emission/KOkm-eureka-21/opZb-le-projet-colabora-eureka-21

Dans les 111 pages du Guide du Coworking rural, traduit dans les 6 langues du projet, on retrouve autant des conseils concrets – « choisissez des meubles à roulettes » – que des analyses plus larges qui pointent ce que tous ces lieux ont en commun – « le simple fait de choisir et préparer un espace et d’attendre que les gens le remplissent peut fonctionner dans les zones urbaines, mais pas dans les zones rurales ou dans les petites villes ».

De son côté, le projet Common Ground est un des premiers à s’affranchir de cette dimension thématique. Les trois partenaires sont de nature différentes (un lieu, une plateforme régionale et un réseau national) et n’ont pas les mêmes champs d’expertise. Ce qui les rassemble, c’est leur hybridité et les problématiques qui en découlent. « Cette diversité est un vrai atout parce qu’elle permet à chacun de monter en compétences sur les sujets des autres », résume Théo Lachmann, coordinateur du projet pour l’ANTL. 

Cette dernière apporte son expertise autour de la mise en réseau des lieux aux échelles régionales et nationales, tandis qu’elle découvre aux côtés de ses partenaires des bonnes pratiques sur l’inclusion, l’engagement citoyen, la formation à l’agroécologie ou l’occupation temporaire à finalité sociale. « On a par exemple découvert l’existence d’un Guichet des occupations temporaires mis en place par le Gouvernement régional de Bruxelles-Capital pour mettre en relation les collectifs et les espaces vacants », raconte Théo Lachmann qui précise que tous les apprentissages sont ensuite partagés au sein des réseaux régionaux et des membres de l’ANTL.https://observatoire.francetierslieux.fr/maxime-zait-de-communa-nous-parle-des-modeles-alternatifs-a-la-propriete/

« Éclairer la pertinence de nos choix »

Hors de la Belgique et de la France, aucun pays européen ne s’est doté de politique publique nationale de soutien aux tiers-lieuxDageville, E. (2023). Les tiers-lieux en Europe : une analyse comparative. Pour la solidarité – PLS. Des politiques régionales et municipales existent ponctuellement, via des financements ou la mise à disposition de locaux. Dans son rapport d’étude sur la Dynamique des tiers-lieux en Europe, le Cerema identifie « une sorte de ligne de fracture de type girondin versus jacobin dans les rapports avec les pouvoirs publics ». D’un côté, l’Espagne, l’Italie, la France et la Pologne qui affichent une « revendication plus forte de financements publics pour des actions de “délégation de services publics” » et une acceptation des contraintes administratives formelles (production de livrables, rapports…). De l’autre, l’Autriche, la Suède, l’Allemagne et le Portugal dans lesquels « les tiers-lieux apportent des réponses très pragmatiques [et] ne font pas de rapports ». L’attribution (ou non) des financements publics reposent alors sur l’efficacité observable des solutions apportées. CEREMA. (2023). Dynamique des tiers-lieux en Europe. Étude exploratoire

« Découvrir les contextes politiques et les modèles de nos partenaires étrangers éclaire la pertinence de nos choix », estime Théo Lachmann. Le projet Common Ground offre donc une mise en perspective de l’écosystème français, particulièrement précieuse au regard des enjeux de financement et de pérennisation – inquiétudes principales de tous les tiers-lieux en Europe. Ainsi, la visite apprenante en Belgique a soulevé un épineux débat autour de certaines formes de financement « qui posent la question d’une mise en place d’un service public low-cost », tandis que la visite en Grèce leur a donné « un aperçu de ce qu’il se passe quand l’État et les collectivités se désengagent ».

Vers un réseau européen des tiers-lieux ?

Face à l’avenir incertain du soutien public aux tiers-lieux en France, l’ANTL envisage également Common Ground comme le premier pas d’un parcours européen. « On nous a expliqué l’importance de construire un chemin cohérent, en démarrant avec des petits projets puis en montant progressivement en compétences et en ambition », rapporte Théo Lachmann. Les fonds et programmes européens exigent en effet une expertise spécifiquehttps://observatoire.francetierslieux.fr/quels-financements-europeens-pour-les-tiers-lieux/ mais ils proposent des financements plus structurants, inscrits dans le temps long. Le projet CoLabora en témoigne. En plus de ses retombées sur les territoires avec l’ouverture de plusieurs espaces de coworking, une dynamique européenne de long-terme sur son sujet a été lancée. Un Forum européen du coworking rural s’est tenu en Espagne en 2024 et le projet Erasmus+ CoLab Europe porté en 2024 par trois partenaires espagnols, portugais et italien a prolongé son ambition d’apprentissage mutuel entre espaces de coworking.

Est-ce le moment de structurer un réseau européen des tiers-lieux ? « Ce n’est pas du tout notre ambition, tranche Théo Lachmann. Nous ne voyons pas l’intérêt de créer un nouveau mille-feuille à l’échelle européenne. Il est aujourd’hui beaucoup plus facile d’embarquer les acteurs en avançant de manière informelle. ». Depuis quelques années, des initiatives comme le European creative hub network (ECHN), fondé en 2016 ou le projet Places3T (lancé en 2020) tentent de rassembler les lieux hybrides à l’échelle européenne en proposant des concepts englobant (creative hubs pour l’ECHN et lieux de troisième type pour Places3T). Mais les partenaires de Common Ground ont choisi de s’intéresser d’abord à des réseaux plus expérimentés et organisés autour d’un axe thématique. Ils se sont ainsi rapprochés du réseau d’économie sociale et solidaire Diesis network, fondé à Bruxelles en 1997, et de Trans Europe Halles, fondé en 1983 et qui rassemble 140 structures culturelles réparties dans 39 pays différents.

« Il faut une dizaine d’année pour arriver à se faire entendre »

Aux côtés de ces réseaux, l’ANTL a pris la mesure des réalités du plaidoyer à l’échelle européenne. « On pensait naïvement qu’on initierait un plaidoyer avec un Erasmus+ d’un an, raconte Théo Lachmann. En réalité, il faut une dizaine d’années pour arriver à se faire entendre. » En comparant les stratégies de l’European creative hubs network et du réseau européen de makerspaces Vulca, le doctorant Costantino Romeo identifie les deux voies qui se présentent à l’écosystème européen des tiers-lieux : élaborer des politiques publiques ou compenser leur absence.« L’ECHN s’est concentrée sur la création et l’expansion des creative hubs, avec une croissance qui contribue directement au développement des politiques dans les secteurs culturel et créatif. En revanche, les efforts de Vulca se centrent sur la transformation des connexions établies lors des visites à des makerspaces en liens solides et durables. ». Costantino R. (2025) Action collective des espaces de travail collaboratifs : étude comparative de l’EHCN et de Vulca dans le cadre du développement des politiques publiques. In Tiers-lieux en Europe et puissance(s) publique(s). Agence nationale de la cohésion des territoires.

Dans les deux cas, le travail de plaidoyer prend racine avant tout dans la reconnaissance de l’action des tiers-lieux par les instances européennes. En apportant une « réponse locale, donc différenciée, à un enjeu souvent global » CEREMA. (2023). Dynamique des tiers-lieux en Europe. Étude exploratoire, ils participent aux objectifs stratégiques de l’UE – une « Europe plus proche des citoyens », « plus sociale », « plus verte ». Pourtant, nombre de tiers-lieux peinent à accéder aux financements européens. L’organisation thématique des programmes est peu adaptée à leur transversalité et la complexité administrative est un obstacle aux yeux des petites structures, qui forment la majorité des tiers-lieux. Théo Lachmann identifie alors l’importance de « tisser des liens avec les agences nationales de chaque programme européen [dont le rôle est d’informer et d’orienter les acteurs éligibles aux financements dans chaque pays, ndlr] pour leur faire comprendre nos spécificités ». Et pour faire bouger les lignes à Bruxelles, l’ANTL envisage de s’adosser à l’expertise des réseaux thématiques existants pour mener des actions ciblées de plaidoyer. Avec quels objectifs à terme ? « Améliorer la visibilité des tiers-lieux et lieux assimilés en Europe pour accroître les financements et les collaborations possibles, et espérer intégrer les tiers-lieux à la programmation européenne ». D’ici-là, une restitution des apprentissages du projet Common Ground aura lieu en octobre 2025 dans le cadre du Forum mondial de l’économie sociale et solidaire (GSEF) à Bordeaux.

Cet article est publié en Licence Ouverte 2.0 afin d’en favoriser l’essaimage et la mise en discussion.