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Démocratiser le numérique en tiers-lieux ?

Des espaces physiques pour une appropriation citoyenne de la démocratie numérique

29 février 2024
Atelier territorial organisé par le Hub Francil'IN à l'occasion de la concertation nationale du CNR inclusion numérique

Dans cet article, Coline Siguier, sociétaire de la Mednum, coopérative des acteurs de la médiation numérique, s’intéresse à la manière dont les tiers-lieux peuvent composer des espaces physique de démocratie numérique et servir de guides dans les choix technologiques des usagers pour une appropriation citoyenne des outils de démocratie numérique.

Les limites de la démocratie représentative, pointées par certains mouvements sociaux, dès les années 1960-1970, voient le désengagement progressif des citoyens dans la vie politique et l’augmentation de l’abstention lors des élections. Les démarches de démocratie participative tentent de répondre à ce constat mais ces dernières rencontrent leurs propres limites et restent peu investies par les citoyens. Le recours aux technologies et outils numériques se développe car on leur attribue l’avantage de pouvoir élargir l’assiette des participants, en facilitant leur engagement dans ces dispositifs. Des plateformes participatives sont alors mises en place pour recueillir les avis des citoyens sur des sujets variés. Cependant, il existe en France plus de 14 millions de personnes en situation de fragilité numérique, donc autant d’individus pouvant être exclus, de fait, des pratiques de participation citoyenne numérique.

Sur les territoires, les tiers-lieux émergent dans un contexte de transition écologique, de révolution numérique et de transformations des formes d’apprentissages. Les tiers-lieux ont, dès le départ, joué un rôle clé dans la vie sociale et la vie politique en permettant aux personnes de se rencontrer, discuter, critiquer, échanger ou coopérer. Ils apparaissent alors comme des lieux pertinents pour engager un réenchantement de la participation citoyenne – en offrant un cadre inclusif, encourageant le débat, la coopération, et la co-construction –  et deviennent des catalyseurs d’une démocratie contributive, en redéfinissant le dialogue entre la cité et ses citoyens. S’engageant dans des pratiques de médiation numérique, les tiers-lieux favorisent l’accès aux informations, outils et compétences via la formation, l’accompagnement et la co-production de ressources. Ils deviennent alors des médiateurs entre les dispositifs numériques et les citoyens, diffusant la culture numérique nécessaire à la participation citoyenne dans ces dispositifs numériques. Par ailleurs, des tiers-lieux comme les fablabs et hackerspaces deviennent des lieux d’expertise technique des outils numériques encourageant le développement de plateformes coopératives et de communs numériques. La plateforme Decidim à Barcelone est un exemple singulier d’outil numérique ouvert et collaboratif au service de la participation citoyenne. Ainsi, la recherche du réengagement des citoyens dans la vie politique, par la démocratie participative et grâce aux outils numériques, nous amène à nous interroger sur la place du numérique dans nos sociétés et sur le rôle des tiers-lieux dans ce nouveau contexte.

Le numérique comme levier de démocratie participative ? 

La démocratie représentative est un système permettant aux citoyens d’exercer leur droit de vote pour élire des représentants qui prendront les décisions politiques en leur nom. Autour des années 1960-1970, des mouvements sociaux émergent, pointant les limites de ce système : faible représentation des minorités dans les institutions, absence d’application des “promesses de campagne”, manque de transparence des décisions politiques, poids des lobbies et possible clientélisme, technocratie, faible capacité à répondre aux besoins des citoyens… Ces derniers, de plus en plus sceptiques quant à l’action des politiciens, déçus par le système politique, sont moins enclins à participer aux élections et à s’impliquer dans la vie politique. 

C’est pour répondre à cette crise de défiance et au besoin de réengagement des citoyens dans la vie politique qu’apparaît la démocratie participative : une forme de gouvernance où les citoyens sont directement associés à différents processus de décision, en dehors des traditionnels rendez-vous électoraux, pour recréer des liens entre la société civile et les institutions. Ces démarches ont été progressivement développées, sous des formes multiples, par les acteurs publics : budgets participatifs, consultations en ligne, ateliers thématiques territoriaux, conférences de citoyens… 

Mais cette pratique démocratique rencontre d’autres obstacles. Les dispositifs de participation citoyenne sont peu inclusifs car ils nécessitent du temps, des ressources matérielles (pouvoir se déplacer, posséder des outils numériques), des capacités (écriture, prise de parole en public)…. Et ces projets – rarement à l’initiative des citoyens eux-mêmes – se cantonnent souvent à de simples consultations pour avis ou des choix peu engageants, donnant le sentiment qu’ils détournent l’attention des citoyens des “vraies” prises de décision. Les dispositifs de participation citoyenne restent donc globalement peu investis par la population.

Le déploiement des technologies et outils numériques dans les dispositifs de démocratie participative tente de pallier cette faible mobilisation citoyenne. Notamment parce qu’on leur attribue l’avantage d’élargir l’assiette des participants en facilitant les contributions (pas de nécessité de déplacement, moins chronophage, facilité d’accès à l’information…), d’encourager la transparence, et de favoriser des formes d’expression plus libres. Cependant, deux éléments posent question : d’une part, les inégalités d’accès aux équipements numériques (en matériel et connexion) et les inégalités en matière d’usage de ces outils numériques (comment utiliser un moteur de recherche, où chercher l’information, etc.) ; d’autre part, la dimension plus individuelle de ces formes de participation. En effet, le tri et les filtres sur les contenus accessibles en ligne (en adéquation avec à la consommation habituelle d’informations), apportent un risque d’enfermement dans sa propre culture, au détriment de formes plus collectives de réflexion, de débat et de construction de consensus.  

Depuis leur émergence, “les tiers lieux ont toujours joué un rôle clé dans la vie sociale et la vie politique en permettant aux personnes de se rencontrer, se divertir, discuter, critiquer, diverger, échanger ou coopérer” Manenti J.-B. et Magnes L. (2023). Itinéraires numériques, le temps du débat. CNNum.. Espaces décentralisés, pluriels et collaboratifs, favorisant le collectif, les échanges, les débats et la coconstruction, sont-ils en mesure de contribuer au renforcement de la démocratie participative ? Parce qu’ils sont également des espaces physiques de médiation, ouverts à tous, peuvent-ils donner accès aux outils et à la culture nécessaires à la participation citoyenne ? Enfin, en tant que lieux imprégnés de culture du numérique libre, peuvent-ils participer à la construction d’outils numériques démocratiques ? 

Des espaces de construction de communs encourageant la participation citoyenne 

Qu’ils soient à l’initiative d’une association, d’un collectif d’habitants, d’une collectivité, ou encore d’un consortium d’acteurs, les tiers-lieux se construisent par l’engagement d’une communauté ancrée dans un territoire. Ils se développent grâce à la mixité et à l’hybridation des activités, dépassant ainsi la logique de silo traditionnelle des politiques publiques. Il sont régis par le principe des communs, c’est-à-dire le partage de ressources, qu’elles soient naturelles (une forêt), matérielles (un bâtiment, une imprimante 3D) ou immatérielles (une connaissance, un logiciel). Ces caractéristiques en font des espaces privilégiés d’accès à la parole, au débat et à la pratique du “faire”, trois prérequis nécessaires à la participation citoyenne. 

 “C’est un lieu […] de rencontres, un lieu niveleur, abolissant les différences et donc inclusif par nature, un lieu où ont cours […] la simplicité et la conversation, un lieu où des communautés se structurent et se rassemblent », écrit le sociologue américain Ray Oldenburg Manenti J.-B. et Magnes L. (2023). Itinéraires numériques, le temps du débat. CNNum. en 1989. Cette définition résonne avec celle que fait Alain Supiot (professeur au collège de France et spécialiste de la philosophie du droit) de la démocratie CNNum (2021). Ne pas se programmer aux nouveaux outils. Échange avec Alain Supiot. Lien vers l’article. : “telle qu’on l’a vu apparaître en Grèce, elle se définit d’abord comme le lieu où l’on fait cercle et où la parole de chacun est à égalité”. Encourageant la prise de parole de tous, les échanges et le débat, les tiers-lieux sont des endroits où la participation des citoyens à la vie locale est vue comme un moyen de développer leur autonomie personnelle et sociale. Aurélien Denaes dans Pratiques démocratiques en tiers-lieu. Participer, contribuer, quelles pratiques démocratiques des tiers-lieux ? Denaes A. (2023). Pratiques démocratiques en tiers-lieu. Participer, contribuer, quelles pratiques démocratiques des tiers-lieux ? L’observatoire des tiers-lieux, 26 septembre 2023. Lien vers l’article. explique l’effet enthousiasmant que procurent ces actions collectives de proximité car elles ont un impact direct, concret, et permettent aux personnes de se réapproprier l’espace et s’impliquer dans la vie de la cité.

Les rencontres, échanges, débats et réflexions collectives au sein des tiers-lieux en font des endroits propices à l’imagination de réponses aux besoins des habitants (en termes de mobilité douce, d’insertion professionnelle, d’alimentation durable, etc.). Accueillant une diversité de publics, les tiers-lieux offrent un cadre favorable au croisement des idées, à la coopération, à la libre expérimentation. Cette dynamique crée les conditions d’un partage des savoirs et savoir-faire, accordant à chacun la légitimité de contribuer, d’apporter son expérience et d’agir – encourageant ainsi le “faire” au sein du collectif. Les logiques de documentation y sont donc omniprésentes : la mise à disposition d’outils ouverts et collaboratifs fait de chacun un contributeur à la production de connaissances. Ainsi, “les tiers-lieux participent de la déconstruction des frontières entre chercheurs et faiseurs, entre savants et bricoleurs, entre inventeurs de solution et bénéficiaires” France Tiers Lieux (2021). Nos territoires en actions. Dans les tiers-lieux se fabrique notre avenir. Rapport 2021. et, par extension, à la déconstruction des frontières entre “technocrates” et “simples citoyens”. 

“C’est l’émergence de la démocratie contributive qui se joue dans ces lieux. C’est une subsidiarité démocratique qui va repenser le dialogue entre la ville et son citoyen. […] si l’on met en place des réseaux de Tiers Lieux à l’échelle de grands centres urbains, on va repenser l’implication du citoyen et sa capacité à intervenir sur son espace urbain et sur sa vie quotidienne. Et les zones rurales sont aujourd’hui plus innovantes que les zones urbaines dans ce domaine, parce que ce sont des petites échelles propices au développement de ces sortes « d’unités de démocratie contributive ».”, résume Pascal Desfarges, spécialiste des territoires collaboratifs et de la médiation numérique Bergamaschi Y. (2019). Le Tiers Lieu favorise l’émergence d’une démocratie plus contributive. Ouishare. 15 janvier 2019. Lien vers l’article..

Au-delà d’impliquer les citoyens dans la construction des politiques publiques, les pratiques de participation citoyenne rencontrent les mêmes intentions que celles des tiers-lieux : elles visent à encapaciter les citoyens, c’est-à-dire à les rendre acteurs de leur environnement, en leur permettant de trouver des réponses concertées à leurs problématiques partagées. L’accompagnement ou la formation des publics sont parfois requises lorsque ces démarches participatives nécessitent des compétences spécifiques, telles que l’utilisation d’outils dématérialisés ou la compréhension des enjeux du numérique. Ce sont alors les activités de médiation et d’inclusion du tiers-lieux qui entrent en jeu pour donner accès aux outils, pratiques, et compétences nécessaires pour se saisir des opportunités offertes par ces dispositifs. 

Des espaces de médiation et d’inclusion pour l’accès aux outils et compétences

La participation citoyenne, qu’elle s’organise en ligne (plateforme numérique de consultation ou de contribution) ou physiquement (ateliers, conférences de citoyens) exige une méthode impliquant un accès total à l’information ainsi que des temps collectifs, d’échanges et de débats, entre citoyens. A ce titre, l’article Pratiques démocratiques en tiers-lieu Denaes A. (2023). Pratiques démocratiques en tiers-lieu. Participer, contribuer, quelles pratiques démocratiques des tiers-lieux ? L’observatoire des tiers-lieux, 26 septembre 2023. Lien vers l’article. explique que “donner des clés à chacun pour contribuer au projet est un préalable démocratique. Les espaces numériques, incontournables pour attirer de multiples populations, ne sont pas suffisants, d’autant plus dans un contexte de fracture numérique.” L’article donne l’exemple du tiers-lieux des Grands Voisins, ex-espace transitoire sur le site d’un ancien hôpital de Paris, où de nombreux affichages permettaient de faire comprendre le projet, au-delà de la programmation, dont un grand tableau “Entre Voisins” donnant des informations sur le fonctionnement de l’organisation et affichant les derniers comptes-rendus des différents comités. Cet exemple illustre le rôle clé de la médiation – que les tiers-lieux peuvent jouer en offrant l’accès aux ressources (matérielles, intellectuelles…) nécessaires à la participation de tous – dans les dispositifs de participation citoyenne.

La médiation est d’autant plus nécessaire lorsque l’on a recours à des dispositifs de démocratie participative numérique (utilisation de la technologie digitale pour des actes de participation citoyenne). Si le développement du numérique vient répondre à certains écueils identifiés (pratique demandant du temps, de l’énergie, des compétences…), ces outils ne rendent pas forcément l’engagement politique ou la participation citoyenne plus accessibles pour autant. En effet, il existe aujourd’hui en France un grand nombre de personnes en situation de fragilité numérique, c’est-à-dire totalement coupés ou en grande difficulté avec les usages numériques Etude de France Stratégie de 2018. Le rapport difficile à cette culture et à ses usages peut alors engendrer un sentiment de défiance, voire de peur, chez ces personnes, souvent déjà isolées par ailleurs. Accompagner ces personnes est l’un des objets de la médiation numérique – pratique qui apparaît, lorsque la société commence à se numériser, avec l’engagement de certains acteurs culturels ou de l’éducation populaire (bibliothèques, médiathèques, régies de quartiers, etc.) qui décident d’aider leurs publics à accéder à cette nouvelle culture. Aujourd’hui, 30% des tiers-lieux interviennent pour permettre aux personnes de mieux appréhender les outils et la culture numériques, d’être en capacité de comprendre et d’agir avec, et sur, ces technologies France Tiers Lieux (2021). Nos territoires en actions. Dans les tiers-lieux se fabrique notre avenir. Rapport 2021..

Leur action est d’autant plus importante que, les technologies numériques jouent un rôle de plus en plus structurant dans nos activités démocratiques. Dans Quel(s) numérique(s) pour la démocratie ? Mabi C. (2021) Quel(s) numérique(s) pour la démocratie ? Cahiers de l’action 2021/1 (N° 57), pages 89 à 100., Clément Mabi, maître de conférence à l’UTC Compiègne, rappelle que  “Le numérique n’est pas seulement une question d’outils, c’est une véritable « culture » qui se diffuse dans nos sociétés avec ses propres imaginaires, ses représentations et ses valeurs (collaboration, transparence, participation…). Là où les technologies se déploient, ces dernières agissent comme un levier d’innovation au service de différents projets qui se trouvent modifiés, accélérés. Cette dynamique encourage des formes de citoyenneté plus actives qui font évoluer notre manière de nous informer, de nous exprimer, de débattre et d’interagir avec nos gouvernants. Par commodité, on parle de plus en plus de « démocratie numérique » pour désigner l’ensemble de ces pratiques, bien que les réalités du numérique soient très variées et accompagnent des dynamiques hétérogènes […].” Dans la pratique, les acteurs de la médiation numérique, au-delà d’enseigner la simple utilisation des outils, cherchent à transmettre cette culture numérique : savoir apprendre avec le numérique, se l’approprier (utiliser les médias, concevoir et décrypter une image, un texte, une vidéo…), savoir comment le numérique transforme les relations interpersonnelles, comprendre ce qu’est un algorithme, ce qu’est une donnée, ce qu’est l’économie du numérique (avec les GAFAM par ex.), etc… Le programme de recherche-action Capital Numérique Archias P., Barelier L., Manouvrier S. et Vallipuram T. (2018-2019). Capital numérique, Pouvoir d’agir des habitants des quartiers prioritaires. Lab Ouishare x Chronos., mené en 2018 et 2019 auprès d’habitants de quartiers prioritaires, a confirmé que le numérique pouvait être un réel support de capacité pour les habitants des quartiers populaires, dès lors qu’on leur donne aussi accès à cette culture numérique. 

Le CNNUM Archias P., Barelier L., Manouvrier S. et Vallipuram T. (2018-2019). Capital numérique, Pouvoir d’agir des habitants des quartiers prioritaires. Lab Ouishare x Chronos. donne deux exemples d’utilisation et d’appropriation citoyenne d’un outil digital au service de la démocratie locale grâce à la médiation numérique. A Truchtersheim (Bas-Rhin), l’association ActiTruch’ rassemble une communauté d’une centaine de seniors qui s’est emparée du numérique pour construire des outils qui lui sont utiles comme un réseau social (messagerie, création et inscription à des événements, partage de photographies…) où les membres de l’association peuvent s’inscrire après avoir reçu une formation pour prendre en main les outils proposés. A Maubeuge (Nord), la communauté d’agglomération, accompagnée par un animateur, propose à des jeunes publics une approche des politiques d’urbanisme à l’aide du logiciel Minetest (jeu de construction virtuel, libre et open source). Les outils sont ainsi mis au service de l’apprentissage et de l’acculturation des jeunes, mais également de leur socialisation et de leur implication dans la vie de la cité. Ces deux exemples mettent en évidence une double intention, évoquée par Clémence Bernardet et Alain Thalineau, dans La participation citoyenne, Sur les ambiguïtés du « pouvoir d’agir » Bernardet C., Thalineau A (2021). La participation citoyenne, Sur les ambiguïtés du « pouvoir d’agir ». Réseaux (N° 225), pages 215 à 248.  : améliorer le cadre de vie d’un collectif d’habitants spatialement et socialement situés ainsi que les dispositions des habitants eux-mêmes.

En somme, à travers des dispositifs de formation, d’accompagnement autour des usages, de la production de ressources et de l’animation de débats, les tiers-lieux de médiation numérique contribuent à la diffusion d’une culture numérique au service de la démocratie locale. Il s’y dessine une autre manière de vivre cette démocratie numérique,  et construit une relation collective plus intelligente aux dispositifs numériques, faite de rapports humains et de liens de proximité. En outre, la reconnaissance de ces nouveaux modèles d’organisation, de production et de partage des connaissances, théorisée et expérimentée par certaines cultures de hackers, communautés numériques, et acteurs des communs (implantés dans les tiers-lieux depuis plusieurs années) permet l’émergence de nouveaux outils démocratiques, comme les plateformes numériques coopératives. 

Des espaces d’expertise technique des outils numériques démocratiques 

Face au sentiment général de ne pas avoir voix au chapitre sur un numérique qui investit jusqu’aux pans les plus intimes de nos vies, Yaël Benayoun et Irénée Régnauld Benayoun Y. et Régnauld I. (2020), Technologies partout, démocratie nulle part. Plaidoyer pour que les choix technologiques deviennent l’affaire de tous. FYP édition. pointent l’importance de pouvoir mettre en débat la question du numérique, dénonçant un discours dominant, de la part des décideurs publics (politiques) et privés (industriels, médias…), qui dépolitise ce phénomène, le présente comme inexorable (“le sens de l’histoire”) et forcément bénéfique pour tous : les “progrès” du numérique vont “changer le monde” et “façonner notre futur” – faisant apparaître toute opinion contraire comme archaïque, voire réactionnaire. 

L’intrusion progressive du numérique dans la société – à partir des années 1980 – fait naître plusieurs mouvements de réappropriation des technologies et, sur le modèle de l’éducation populaire, de diffusion des savoirs numériques. Ainsi, dans la lignée du mouvement des makers, des lieux physiques émergent : fablabs, makerspaces, hackerspaces et hacklabs. Toutes ces appellations renvoient à des réalités d’activités voisines : la mise à disposition de matériel, le fonctionnement sur un principe de communauté de pratiques et de liberté d’accès, la collaboration, l’autonomie, la solidarité. Dans ces lieux, sont souvent proposés des ateliers de fabrication collaboratifs, ainsi que le partage de ressources et connaissances liées au numérique. Pour questionner un capitalisme industriel qui ne nous enseigne pas comment les objets sont produits, les makers fabriquent eux-mêmes (à l’aide d’imprimantes 3D notamment) leurs technologies. Ces lieux cherchent à “faire contrepoids” au numérique en le questionnant et en le “re-matérialisant”. Ainsi, incarnant une nouvelle révolution politique, sociale et culturelle, et face à la domination des GAFAM sur le monde du numérique, le mouvement des makers (et autres fablabs, hackerspaces…) pointe l’importance d’assurer la primauté d’un internet démocratique sur les féodalités financières de ce secteur. Les logiciels libres, les communs numériques, la protection des données personnelles vis-à-vis des « géants d’internet »… sont autant de sujets sur lesquels ce mouvement s’engage aujourd’hui. 

A ce titre, les plateformes coopératives, par la spécificité de leurs modèles économiques et juridiques, qui permettent une plus grande démocratie et la propriété partagée entre les acteurs, sont des exemples types de communs numériques. Dans son rapport Nos territoires en actions. Dans les tiers-lieux se fabrique notre avenir France Tiers Lieux (2021). Nos territoires en actions. Dans les tiers-lieux se fabrique notre avenir. Rapport 2021., le GIP France Tiers-Lieux liste plusieurs outils communs, libres et open source, développés pour et par les tiers-lieux : outil de comptabilité et de gestion, de bureautique, de messagerie, d’accompagnement de porteurs de projets, de partage de ressources, de mobilisation et de gestion de communautés, à l’instar de Movilab (un wiki collaboratif de ressources de référence produites par les tiers-lieux : documentation, outils de communication, animation de communautés…) et du Forum dédié aux tiers-lieux (espaces de dialogue thématiques où tous les tiers-lieux sont invités à s’inscrire, à contribuer ou animer les débats).

A une autre échelle, l’essai de Yaël Benayoun et Irénée Régnauld détaille l’un des rares exemples de partenariat Public-Commun, dans lequel un acteur public (la ville de Barcelone) décide d’investir dans une technologie numérique de participation citoyenne, ouverte et appropriable par d’autres entités publiques ou privées : la plateforme Decidim (“nous décidons” en catalan). La mise en place de cet outil a eu un rôle essentiel dans l’entretien de la dynamique participative et a permis à la ville de construire avec les citoyens ses principaux documents stratégiques. Dès son origine, les acteurs ont conçu le projet afin d’assurer sa pérennité : un logiciel libre, en Open Source, avec une gouvernance ouverte et participative. La mutualisation de la conception de cette solution fait qu’elle peut évoluer au gré des besoins des utilisateurs, et être utilisée aussi bien pour gérer une communauté, créer collectivement des plans d’action, consulter les citoyens à tous les échelons territoriaux, organiser des budgets participatifs… Aussi, aujourd’hui, toute organisation ou groupe (collectivité locale, association, collectif citoyen, université, entreprise et coopérative, etc.) peut librement déployer et configurer sa propre plateforme en l’adaptant à ses besoins. Séduits par toutes ces possibilités, un nombre croissant d’acteurs utilisent Decidim à l’international en l’adaptant à leurs usages. En France, selon le Labo Société Numérique de l’ANCT (Agence Nationale de la Cohésion des Territoires), plus d’une trentaine d’organisations ont recours à Decidim pour des processus participatifs ponctuels, récurrents ou permanents d’ampleurs variables. 

Le GIP France Tiers-lieux remarque cependant que les plateformes coopératives ne sont efficaces que si elles sont mobilisés par les acteurs de terrain déjà engagés dans les transitions écologiques et solidaires. Ainsi, les tiers-lieux apparaissent comme des endroits naturels pour les déployer. Grâce à leurs fonctionnements communautaires, horizontaux et coopératifs, ils constituent des espaces d’acculturation aux logiques contributives et jouent un rôle essentiel pour développer les contributions à ces plateformes. 

Conclusion 

La recherche du réengagement des citoyens dans la vie politique, par la démocratie participative et grâce aux outils numériques, nous amène à nous interroger sur la place du numérique dans nos sociétés et sur le rôle des tiers-lieux dans ce nouveau contexte. Les tiers-lieux, espaces collectifs, décentralisés, favorisant l’échange, le débat et la co-construction, sont par essence des espaces de participation citoyenne. Ils sont en mesure de penser les outils et de diffuser une culture numérique d’intérêt général qui cherche à encapaciter les citoyens, les inclure, et les rendre acteurs de leur environnement. Comme le suggère le CNNum, le rôle des tiers lieux pourrait surtout permettre d’ouvrir des pistes pour dessiner le numérique que nous voulons : un numérique au service de la démocratie, qui valorise des formes de citoyenneté diversifiées, permettant l’expression de la volonté du peuple grâce à la participation citoyenne.

Cet article est publié en Licence Ouverte 2.0 afin d’en favoriser l’essaimage et la mise en discussion.