Interview

Emmanuel Rivat (agence Phare) nous parle d’évaluation et de tiers-lieux   

3ème opus d’une série de grands entretiens dédiée à l’évaluation et aux tiers-lieux, conduite par Charlotte DUDIGNAC.

21 octobre 2024

Emmanuel Rivat est docteur en sciences politiques, cofondateur et directeur général de l’agence Phare, une agence d’étude et de conseil spécialiste de l’évaluation de projets expérimentaux et de programmes de politiques publiques. La conviction de l’agence Phare : mobiliser et valoriser les sciences humaines et sociales pour contribuer à concevoir des politiques publiques plus justes, plus ouvertes, davantage en phase avec la réalité des attentes et des besoins des acteurs de terrain et des citoyens, notamment ceux qui peinent le plus à faire entendre leur voix dans l’espace public.

Entre 2021 et 2023, l’agence Phare a réalisé pour le compte de l’ANCT et du PUCA, l’évaluation du premier appel à manifestation d’intérêt (AMI) Fabriques de territoire, un appel à projet national qui a soutenu 300 tiers-lieux via un financement sur trois ans, un label et un accompagnement opérationnel assuré par l’Association Nationale des Tiers-Lieux. Dans cet entretien, Emmanuel Rivat revient sur cette recherche évaluative et partage son regard sur les réalités et les défis auxquels les pratiques évaluatives des tiers-lieux sont confrontées.

Ce grand entretien est le troisième d’une série initiée à l’automne 2024. À travers elle, France Tiers-Lieux souhaite enrichir les débats et les controverses récurrentes autour de l’évaluation des tiers-lieux : entre d’un côté, une évaluation encouragée par les pouvoirs publics, désireux de comprendre l’impact de leurs politiques de soutien, ainsi que par certains acteurs du mouvement tiers-lieux souhaitant légitimer leurs actions ; et de l’autre, une vision plus critique, estimant que l’évaluation pourrait occulter, voire contrecarrer, la dynamique expérimentale, itérative et incrémentale propre aux tiers-lieux.

Vous dirigez une agence spécialisée dans l’évaluation des politiques publiques. Quel regard portez-vous sur votre secteur ainsi que sur vos pratiques ?

Le monde de l’évaluation est en constante évolution et génère beaucoup de questions, parfois des fantasmes. Est-elle scientifique et indépendante ? Peut-elle être militante ? Est-elle mobilisée comme un outil de contrôle, ou bien aussi de participation des citoyennes et des citoyens à la vie publique ?

Dès les années 1980, un premier débat prend forme en France sur ses finalités. D’un côté, l’évaluation est mobilisée pour évaluer l’efficacité des politiques publiques, mais aussi pour accompagner la  rationalisation des politiques publiques, autrement dit s’assurer d’une bonne gestion des moyens financiers. Ce recours à l’évaluation s’inscrit dans la lignée du New Public Management, une doctrine qui consiste à promouvoir la performance de l’Etat à partir de méthodes issus du secteur privé (instauration de mécanismes de régulation issus du marché, définition des usagers en tant que clients, management par la performance, critères de notation spécifiques, recherche systématique de la réduction des coûts, etc.). De l’autre, l’évaluation est considérée comme une pratique démocratique que l’on peut résumer très simplement : les politiques doivent rendre des comptes aux citoyennes et aux citoyens, et l’évaluation doit contribuer au débat public, par la production de connaissances utiles à la fois aux décideurs, aux acteurs de terrain, mais aussi aux citoyennes et aux citoyens. En France, le rapport Viveret de 1989 relatif à l’évaluation du revenu minimum d’insertion incarne bien cette tendance. 

Il n’y a donc pas une seule façon de faire de l’évaluation. Elle ne se réduit pas seulement à comparer les écarts entre les objectifs et des résultats au moyen d’un tableau excel. Il existe une pluralité d’approches et d’innovations en la matière. Elles varient en fonction des finalités que l’on veut bien lui donner. 

A l’Agence Phare,  nous considérons que l’évaluation est un levier important pour nourrir l’innovation sociale et publique, la construction de politiques publiques plus justes, et le débat démocratique. Pour tendre vers cet horizon souhaitable, notre objectif est de mobiliser et de valoriser les sciences sociales. Elles nous donnent des outils et des repères méthodologiques rigoureux (analyse et prise en compte des débats scientifiques,  qualité du terrain en immersion dans les territoires, etc.). L’équipe est composée de personnes ayant différentes sensibilités. Elles ont des formations en anthropologie, sociologie, géographie, économie, etc. Enfin, nous considérons notre métier comme une forme d’engagement, puisque nous travaillons sur des sujets qui nous semblent importants, que nous voulons mettre à l’agenda. 

Justement, en quoi le sujet des tiers-lieux vous intéresse-t-il en tant qu’agence d’évaluation ?

En tant qu’agence, nous sommes surtout des observateurs du mouvement des tiers-lieux. Je parle de mouvement car aujourd’hui, nous assistons au dialogue d’une grande diversité de sensibilités qui se mobilisent à l’échelle locale, tissent des réseaux régionaux, se dotent d’instances de représentation. Et le fait que certains changements génèrent de la contestation en interne illustre l’existence de ce mouvement. Les acteurs se mobilisent plus intensément pour définir la cause, pour définir la bonne façon de faire tiers-lieux. 

Dans ce contexte, que je constate d’abord, et ce qui m’intéresse, c’est que la notion de tiers-lieux permet de remettre au centre du débat public le grand sujet de la rencontre et de l’ouverture aux autres, comme principe de vie mais aussi un principe d’action. 

Ce qui m’intéresse également, c’est que la notion propose une autre lecture de la citoyenneté. Elle signifie de plus en plus que les citoyennes et les citoyens peuvent contribuer à la conception et au partage de produits et de services, à rebours de la seule logique de consommation de produits et de services. Je ne m’aventure pas ici sur la question des communs ou des communs de territoire, mais tout ceci est très intéressant, parce que cela permet de redonner une place, un rôle et une nouvelle visibilité à l’engagement de citoyennes et de citoyens dans la construction concrète de solutions d’intérêt général. 

En tant qu’agence, nous pensons que ce mouvement a du potentiel pour revitaliser une partie du secteur associatif et plus largement de l’économie sociale et solidaire, en proie à un mouvement de professionnalisation dont l’un des symptômes est de réduire le bénévole à une ressource. Dans ce contexte, la dynamique portée par les tiers-lieux redonne de la place aux dynamiques contributives. Dans une perspective plus large, les tiers-lieux peuvent être des leviers d’innovation sociale, d’innovation publique, et de changement social. Sur ces sujets, l’évaluation et la sociologie ont des choses à dire.  

« Les tiers-lieux se situent à un tournant de leur histoire, et l’évaluation des tiers-lieux y contribue. »

Quelles pratiques évaluatives sont à l’œuvre dans les tiers-lieux ?

Une première pratique est de recourir à des évaluations externes, réalisées par des professionnels. On l’a vu, une pluralité d’options sont possibles, avec des méthodes distinctes qui sont situées historiquement, politiquement.  Une évaluation externe, ce n’est pas juste de l’excel. Je ne crois pas pour autant que l’expertise soit complètement neutre. C’est une fable.  En revanche, l’évaluateur est clairement un tiers de confiance. Pour cela, une agence se doit d’expliciter ses choix de méthode, pour objectiver des résultats, des enseignements. C’est tout l’intérêt de la démarche.

La deuxième grande tendance est l’auto-évaluation des tiers-lieux par et pour eux-mêmes. Les tiers-lieux définissent eux-mêmes des critères, des indicateurs et vont s’évaluer sans passer par des tiers-externes. Cette tendance s’inscrit dans une démarche réflexive qui est déjà très présente dans les tiers-lieux et plus largement au sein du monde associatif. Beaucoup de tiers-lieux produisent des bilans, sous la forme d’un document écrit dans lequel ils identifient des réalisations,  des résultats, comme la satisfaction de leurs parties prenantes. Dans les Fabriques rencontrées, les gens sont beaucoup en réflexion sur les effets de leurs actions, sur les apprentissages à en tirer. Ceci dit, ce qui est particulièrement notable dans la période actuelle, et c’est aussi tout l’intérêt de notre échange, c’est la professionnalisation de ces pratiques d’auto-évaluation, à travers des méthodes et de nouveaux guides. Des outils sont mis à disposition.  Pour ne citer qu’eux, l’Atelier Approches a ouvert la voie à partir de 2018. Depuis quelques années, l’agence Eexiste mène  également une démarche expérimentale avec Familles Rurales pour que les tiers lieux en milieu rural puissent mesurer par eux-mêmes leur impact. Enfin, la plateforme Commune Mesure, pilotée par Plateau Urbain, propose des indicateurs de réalisation et de résultat, et anime des conférences qui vont interroger les effets des évaluations selon les méthodes utilisées. Ces changements témoignent d’une plus grande maturité des tiers-lieux sur le sujet. 

Pourquoi, selon vous, l’évaluation devient une question centrale pour les tiers-lieux ?

Les tiers-lieux se situent à un tournant de leur histoire, et l’évaluation des tiers-lieux y contribue. Après une phase d’émergence assez forte dans les années 2000 et 2010, les tiers-lieux sont entrés dans une phase de reconnaissance institutionnelle très marquée, avec des enjeux de légitimité prégnants. Ils ont aujourd’hui besoin de l’évaluation parce qu’ils sont dans une phase ascendante et ont besoin de l’évaluation pour légitimer leur action, mais ce n’est pas sans risque. L’évaluation peut être un outil utile de pilotage de projets, d’amélioration des actions, et de mise en récit des impacts du mouvement des tiers-lieux. Elle peut également aussi être un outil de contrôle et de disqualification. 

Quelle place occupe L’AMI Fabriques de territoire dans la promotion de l’évaluation pour les tiers-lieux ?

L’évaluation du programme Fabriques de territoire n’était pas celle de Fabriques stricto-sensu, mais celle de ce que l’Etat peut apporter aux tiers-lieux, notamment dans leurs capacités de projection sur les territoires. Il est important de rappeler que, à partir de 2018, le rapport de la mission Coworking et le rapport du Commissariat général au développement durable insistent tous deux sur le fait que les tiers-lieux peuvent être de potentiels acteurs des transitions numériques, alimentaires et écologiques capables d’améliorer des conditions de vie des habitants dans les territoires. Ces deux rapports sont venus nourrir la réflexion autour du lancement du programme Nouveaux Lieux Nouveaux Liens par l’ANCT, qui vise à soutenir le développement des tiers-lieux notamment en dehors des métropoles, dans les territoires ruraux et périurbains. L’AMI Fabrique de territoire est alors le premier programme d’ampleur national pour aider les tiers-lieux. C’est un changement majeur.

L’Etat se pose toutefois deux grandes questions ouvertes : qui sont réellement les tiers-lieux désireux de s’engager dans l’action publique ? Et quel est leur potentiel pour améliorer l’action publique ? Ainsi, dès 2021, l’ANCT et le PUCA nous a missionné pour mener une recherche évaluative. La dimension recherche vise à définir les tiers-lieux dans l’action publique, la dimension évaluative recouvre celle de l’efficacité du programme pour les Fabriques et celle des activités des Fabriques sur les territoires.

Je considère que cet AMI a permis de contourner plusieurs limites classiques des appels à projets. D’abord, les appels à projets demandent à des structures de proposer une offre pour répondre à des besoins définis par les institutions, ce qui suppose pour la structure de déterminer en amont la programmation. Cette logique de l’offre limite la capacité des structures à analyser les besoins, et permet peu à des structures d’expérimenter des solutions nouvelles avec les habitantes et les habitants pour faire émerger une demande.  Ces appels d’offres sont ensuite souvent très sectorisés. On va demander aux structures de se positionner sur un aspect d’un problème (santé, numérique, etc.) sans donner la possibilité aux structures de développer une pensée plus systémique. L’AMI a donné sa chance à des structures à partir de ce qu’elles étaient et de ce qu’elles pouvaient faire sur les territoires, plutôt qu’en fonction d’impacts très définis. C’est réussi. 

Existe-t-il selon vous un lien entre les Fabriques de territoire et le mouvement d’institutionnalisation des tiers-lieux ?

A mon sens non, pas de façon mécanique. Certains tiers-lieux ont recruté un ou plusieurs salariés pour obtenir une vitesse de croisière dans le déploiement d’activités, en relais de bénévoles, et s’en tiennent à ce schéma de développement, tandis que d’autres tiers-lieux ont obtenu une plus grande visibilité, beaucoup de sollicitations de la part de collectivités territoriales, ce qui s’est traduit par une forte montée en charge. L’institutionnalisation est plus sensible de ce côté-là.

Je trouve par ailleurs que le débat autour de l’évaluation est réduit un peu trop rapidement à la question de l’institutionnalisation, si on entend par cela le fait qu’un acteur doit composer avec des objectifs et des attendus de parties prenantes externes, en premier lieu desquelles les pouvoirs publics, avec des conséquences nettes en termes de rigidification de son offre, de dépendance aux financements publics. Ce n’est pas nouveau, le secteur de l’éducation populaire et les nouveaux territoires de l’art au début des années 2000 l’ont connu, c’est très documenté. Mais ceci ne doit pas occulter le fait que des tiers-lieux refusent de s’inscrire trop rapidement dans une réponse à de la commande publique. Même si cela implique pour eux de développer de l’auto-financement, ou de rester à la marge de l’action publique. 

Autrement dit, l’évaluation peut participer à l’institutionnalisation si elle est commandée par un financeur pour rendre des comptes, voire pour conditionner les financements.  Mais d’autres cas de figures existent, avec des tiers-lieux qui demandent et obtiennent des financements pour s’autoévaluer, avec une part de subjectivité dans les analyses. Autrement dit, des marges de manœuvre existent.  

Comment votre recherche a été accueillie par les acteurs de terrain?

Lors de son lancement, avec une certaine inquiétude. Quelques personnes nous ont dit que notre étude était biaisée parce que les tiers-lieux labellisés n’étaient pas représentatifs de l’ensemble des tiers-lieux. En vérité, une grande diversité de tiers-lieux ont été labellisés « Fabriques de territoire », comme le démontre le rapport.

Le comité scientifique de l’étude nous a d’ailleurs suggéré de bien préciser le périmètre de ce travail. Nous avons rapidement convenu que la recherche ne porte pas sur l’ensemble des tiers-lieux en France, mais bien des tiers-lieux spécifiques, puisque soutenus et labellisés par l’Etat. Que ces tiers-lieux se destinent volontairement à contribuer à l’action publique et ayant reçus des moyens spécifiques pour ce faire.  

Autrement dit, les Fabriques de territoire sont un objet très pertinent pour comprendre le lien entre tiers-lieux et action publique, ce que cette reconnaissance institutionnelle de l’Etat et des collectivités territoriales comporte comme avantages, mais également à quels dilemmes sont confrontés ces acteurs. 

Vous expliquez qu’une évaluation sous-tend toujours des attendus, et des représentations supposées de ce que les tiers lieux peuvent faire. Quels étaient les attendus de l’Etat vis-à-vis des Fabriques de territoire?

Nos premiers entretiens avec l’ANCT, au début de la recherche, ont permis de mieux comprendre et cerner les attentes de l’État à propos des tiers-lieux en général, et donc a fortiori des tiers-lieux spécifiques que sont les Fabriques. Un premier attendu de l’État est qu’elles soient en mesure de répondre à des besoins très locaux, auxquels les politiques publiques ne parviennent pas toujours à apporter une réponse satisfaisante adéquate. Le deuxième attendu est qu’elles soient le relais de dispositifs de politiques publiques nationales ou locales, le terme de relais étant particulièrement connoté bien entendu. Il y avait également l’espoir que les Fabriques de territoire puissent accompagner la transformation de l’action publique, faire évoluer les pratiques des élus, des techniciens en charge de l’aménagement du territoire. L’ambition plus stratégique de l’État, à l’égard de l’écosystème, était que les Fabriques de territoire puissent accompagner l’émergence et le développement d’autres projets de tiers-lieux.

D’où l’importance pour vous de proposer dans votre recherche évaluative une nouvelle catégorisation des tiers-lieux ?

La plupart du temps, les tiers-lieux sont définis, sur le terrain et par des chercheurs, par le type d’activités qu’ils proposent. Nous avons les fablabs, les lieux de programmation culturelle, les lieux mobilisés autour de l’alimentation durable, etc. La liste est longue. Cette définition des tiers-lieux par l’activité porte en elle un paradoxe, une contradiction logique, car l’un des principes clé des tiers-lieux est au contraire la programmation ouverte. Autrement dit, les activités développées dans les tiers-lieux dépendent des usages sur le terrain, des personnes qui les fréquentent, et qui participent à la création de services répondant à leurs besoins. Pour cette raison, il me semble que les tiers-lieux se caractérisent surtout par leur multi-activité dont la nature peut évoluer en fonction de l’engagement des personnes qui s’y investissent. Dans la même logique et avec les mêmes limites, on peut être tenté de définir les tiers-lieux en fonction des types de publics qu’ils accueillent, au risque de fragmenter les tiers-lieux en fonction des catégories utilisées pour les décrire.

Notre parti-pris a été de remettre au cœur de la réflexion ce qui faisait l’originalité des tiers-lieux à savoir les notions de communauté et de programmation ouverte. Là où des associations et des collectivités déploient des offres de service relativement stables, et où des associations reposent sur le travail des bénévoles pour mettre en œuvre des actions, la notion de communauté permet de faire un pas de côté, puisqu’elle illustre le fait que les  personnes se mobilisent pour contribuer à la conception des actions, des biens et des services d’un lieu. 

Pour définir et appréhender les communautés dans les tiers-lieux, nous sommes ici fortement inspirés et nourris des travaux d’Aurélie Landon, qui a introduit les notions de communautés militantes et entrepreneuriales. Nous avons ajouté une troisième typologie de tiers-lieux : les communautés parapubliques, et nous avons aussi proposé de caractériser plus précisément ces communautés à partir du profil sociologique des collectifs et des usages dominants du lieu. Les communautés militantes sont fortement inspirées par des personnes issues de l’univers de l’éducation populaire, de l’ESS, du squat.  Les communautés entrepreneuriales vont quant à elles réunir des personnes, plus souvent des artisans, des agriculteurs, des entrepreneurs du spectacle qui vont se mettre ensemble pour mutualiser des espaces productifs. Les communautés parapubliques vont davantage réunir des anciens élus ou des agents publics, et chercher à mobiliser des usagers. Le projet de lieu s’inscrit également dans une stratégie de rationalisation du foncier et des espaces vacants. Bien entendu, ces catégories nous aident à comprendre le réel, mais elles ne sont pas complètement opposées. Par exemple, des communautés militantes peuvent aussi cohabiter ou devenir des communautés entrepreneuriales, dans une certaine mesure. 

Ces communautés parapubliques sont également celles qui monteront vite en charge ?

Effectivement, les communautés parapubliques sont issues ou impulsées par des personnes qui connaissent bien l’action publique, ou qui répondent à des attentes des collectivités.  Ce sont aussi des personnes qui connaissent les codes pour répondre à des appels à projet, trouver des moyens. Les initiatives parapubliques, mieux identifiées, ont aussi beaucoup été sollicitées pour prendre des responsabilités.


Comment a été accueillie cette typologie ?

La typologie, en recentrant l’attention sur la communauté plutôt que sur l’activité, a été présentée à des représentants de Fabriques de territoire. Elle a été bien accueillie. Premièrement, elle permettrait de dépasser des débats et des jeux d’opposition parfois stériles lorsque les tiers-lieux ont tendance à se définir au prisme de leurs activités ou de leurs publics. Deuxièmement, le fait de placer la communauté militante sur un même pied d’égalité que la communauté entrepreneuriale ou la communauté parapublique a également été perçu comme une reconnaissance forte de la légitimité de ce type de communauté, d’autant plus importante à l’heure où l’entrepreneuriat est particulièrement valorisé. Autrement dit, la typologie peut être propice à la construction du dialogue, des alliances et des stratégies, entre les différentes communautés de tiers-lieux. 

Vous avez choisi de vous concentrer davantage sur les relations entre les tiers-lieux et les collectivités locales, plutôt que sur d’autres acteurs, comme les services déconcentrés de l’Etat. Pour quelle raison ?

Nous avons fait le choix de nous concentrer sur ces relations entre collectivités et tiers-lieux, parce que les collectivités locales jouent d’une part un rôle central. D’autre part, nous constatons que les tiers-lieux sont de mieux en mieux compris par les services déconcentrés de l’État, leur place et leur rôle à l’échelon local n’a encore rien d’évident. Les relations entre les communes et tiers-lieux peuvent être compliquées, particulièrement pour les communautés militantes ou perçues comme telles. Les communes peuvent percevoir les tiers-lieux comme leurs concurrents directs. Certaines iront jusqu’à lancer un projet de tiers-lieu parapublic concurrent. Il était intéressant de développer ce lien, car les relations entre tiers-lieux et collectivités locales sont compliquées, et amènent notamment les tiers-lieux à développer des relations avec d’autres acteurs territoriaux, comme les Régions.

Vous utilisez le terme d’« informalité » pour décrire une approche d’accueil et d’accompagnement très ouverte, caractéristique de l’esprit des tiers-lieux. Cette informalité favoriserait la présence de personnes plus réfractaires aux formes institutionnelles traditionnelles, ainsi que l’identification et l’accompagnement de projets qui ne s’inscrivent pas dans les cadres des incubateurs plus conventionnels. Diriez-vous que les méthodes d’évaluation, telles que les questionnaires ou les systèmes de pointage adressés aux usagers, puissent constituer un obstacle à l’accueil de ces publics?

Une évaluation ne doit jamais se dérouler au détriment du projet et des personnes, et il existe une diversité de méthodes qui permettent de ne pas interférer dans la vie des lieux. L’observation en est une bonne illustration. Quand on observe, on s’assoit et on observe les allées et venues, les interactions entre les personnes, les effets sur les personnes, avec un grand soin porté à ne pas déranger les personnes, les bénévoles, les porteurs de projet  Nous ne sommes d’ailleurs pas là pour les juger. Nous avons en ce sens eu le souci de faire attention aux situations formelles ou informelles dans lesquelles se déploient des rencontres, des opportunités de partage inédites, au sens où l’entendent Antoine Burret et Sylvia Fredriksson. Vous pouvez également réaliser des entretiens, ou encore des questionnaires qui sont respectueux des personnes, parce qu’ils respecteront une éthique que j’estime intangible : les évaluations ne doivent pas être imposées. Les personnes doivent être volontaires. Il est fondamental de respecter le refus, tout comme il me semble nécessaire d’expliquer que répondre à une évaluation c’est une manière de se faire entendre.

Ceci étant, la question de la participation des publics les plus vulnérables aux évaluations reste entière, car ces évaluations seront potentiellement davantage perçues comme intrusives. Cela suppose donc d’adapter les méthodes. Au sein de l’agence Phare, nous avons régulièrement recours à la co-évaluation, la co-observation, c’est-à-dire que nous menons avec les personnes des observations, elles nous font visiter le lieu qu’elles fréquentent, elles prennent des photos. On peut également imaginer des entretiens sous forme de groupes de paroles, avec une grande place donnée aux récits de vie.

L’un des grands marqueurs des tiers-lieux est la programmation ouverte, qui favorise l’expression d’idées par les usagers, les associe à la conception et à la gouvernance de ces derniers. Votre recherche vous a permis de démontrer que les usagers des Fabriques étaient bien associés à la conception des activités, plus rarement à la gestion des lieux. La participation des usagers et usagères à l’évaluation du tiers-lieu est-elle une pratique que vous avez observée ?

Si les usagers des tiers-lieux sont souvent impliqués dans les bilans et la gouvernance, et peuvent faire valoir leurs points de vue de différentes manières, ils sont encore peu associés aux évaluations, en tant que pratique codifiée. L’évaluation collective et citoyenne me semble être une voie particulièrement prometteuse pour les tiers-lieux. Ils peuvent s’inspirer pour cela de programmes d’évaluation participative existants. Par exemple, nous avons mis en place sur le territoire nantais un programme visant à permettre à des jeunes d’évaluer la politique publique de jeunesse de leur territoire. Après la présentation de la politique du territoire et une formation, nous avons construit avec eux la question évaluative, les outils de collecte, ainsi que les recommandations, qui ont ensuite été restituées aux élus. Ce programme est un exemple de la manière dont l’évaluation peut être mobilisée pour renforcer le pouvoir d’agir politique des citoyennes et des citoyens.

Vous affirmez que l’accompagnement dont les tiers-lieux labellisés Fabriques de territoire ont bénéficié leur a permis de mieux prendre en compte les besoins des territoires. Vous dites même que « ces nouvelles règles collaboratives sont la principale transformation que proposent les tiers-lieux sur les territoires ».

On a observé chez les Fabriques de Territoire, qui disposaient de plus de moyens, un intérêt et une curiosité accrus pour les besoins des territoires, tels que définis par les habitants, les porteurs de projets et les collectivités locales. Cette attention portée au territoire s’est également traduite par un soin particulier à ajuster la programmation en complémentarité avec l’offre existante et à bâtir des partenariats. Les Fabriques proposent aussi d’autres règles de partage des espaces, de mise en commun des ressources. Attention, car les communautés entrepreneuriales ont certes davantage de pouvoir d’autofinancement, mais elles ont aussi tendance à relever le seuil d’accès aux espaces et aux ressources.

Dans votre rapport pourtant, la capacité d’un tiers-lieu à comprendre le besoin du territoire est assez nuancée. Vous estimez que la réponse à un besoin du territoire est souvent la réponse à « un territoire projeté » par la communauté…

Oui tout à fait, c’est une idée qui a beaucoup été développée par Paulin Barcat, sociologue et urbaniste, au sein de notre équipe. L’action publique pousse pour que les tiers-lieux adoptent comme objectif la réponse à des besoins du territoire et le déploiement d’une offre de service stable et lisible pour les habitants, mais ces notions  ne sont pas intuitives pour les tiers-lieux qui s’engagent dans de la programmation ouverte. Quand les personnes se mobilisent au sein d’un lieu, elles sont animées par un intérêt collectif qui leur est commun, et qui leur est propre. Cela peut être une programmation culturelle pointue, du matériel, la réhabilitation du lieu. Cet intérêt collectif peut être un vrai atout pour le territoire, car il va créer de la valeur économique, sociale, mais il ne va pas forcément être ouvert sur le reste du territoire. Certaines communautés sont très situées socialement et économiquement. Il me semble que ce n’est pas grave en soi, tous les tiers-lieux n’ont pas vocation à agir dans la construction de politiques publiques locales. Il me semble que le vrai sujet pour le mouvement tiers-lieux est de maintenir le pluralisme et le foisonnement des initiatives. Un des risques est que cette mouvance soit dominée et figée par un seul modèle, celui de lieux multi-services. Un équilibre est à trouver, et à maintenir. Des lignes de financement également.

Pour cela, renforcer le lien avec les populations est probablement l’un des défis les plus importants du mouvement. Certains chercheurs ou acteurs vont considérer que tout espace de lien social avec un peu de convivialité, par exemple un café,  est un tiers-lieu. C’est une vision un peu romantique des choses. ll faut une volonté forte, une animation au quotidien, pour construire ce lien de confiance avec les territoires. Comment continuer à jouer cette carte de l’ouverture pour devenir pleinement des tiers-lieux populaires ? Il me semble que c’est l’un des grands défis du mouvement des tiers-lieux, dans les prochaines années.

Cet article fait partie d’une série de trois articles autour de l’impact et de l’évaluation en tiers-lieux. Retrouvez le premier entretien de Charlotte Dudignac avec Laura Douchet, chercheuse associée à la coopérative Ellyx, ainsi que son deuxième entretien avec Thibault Pay, directeur de l’association PIX’in.

Cet article est publié en Licence Ouverte 2.0 afin d’en favoriser l’essaimage et la mise en discussion.