Thibault Pay dirige l’association PIX’in – La Locomotive, qui pilote le projet du futur tiers-lieu « La Locomotive », prévu pour 2026 à Poix-Terron, une commune de 900 habitants au sud des Ardennes. L’association, qui en assurera la gestion, est déjà responsable d’un tiers-lieu de préfiguration. PIX‘in est l’une des 300 Fabriques de territoire retenues en 2020 lors du premier appel à projet national. Elle était jusqu’en 2023 le seul lieu labellisé “Fabrique de territoire” à l’échelle du département. Dans cet entretien, Thibault témoigne de ce que représente l’évaluation au quotidien pour un tiers-lieu en milieu rural. Il souligne notamment que les attentes des partenaires varient en fonction de leur proximité avec le projet et met en garde contre les risques de promesses non tenues, exacerbés par la concurrence entre porteurs de projets.
À travers cette série, France Tiers-Lieux souhaite enrichir les débats et les controverses récurrentes autour de l’évaluation des tiers-lieux ; entre d’un côté, une évaluation encouragée par les pouvoirs publics, désireux de comprendre l’impact de leurs politiques de soutien, ainsi que par certains acteurs du mouvement tiers-lieux souhaitant légitimer leurs actions; et de l’autre, une vision plus critique, estimant que l’évaluation pourrait occulter, voire contrecarrer, la dynamique expérimentale, itérative et incrémentale propre aux tiers-lieux.
Pouvez-vous nous présenter l’histoire de PIX’in – La Locomotive, son territoire ?
Thibault Pay : PIX’in et La locomotive sont des tiers-lieux ruraux. Nous sommes situés dans le département des Ardennes, en région Grand-Est. Ce territoire porte les traces des deux grandes guerres et de la désindustrialisation; il cumule un fort taux de chômage, un taux de scolarisation en net retrait par rapport à la région Grand-Est et au reste de la France. Le décrochage scolaire est très marqué chez les 14-17 ans et l’accès aux études supérieures bien plus faible qu’ailleurs. C’est également un territoire marqué par un illectronisme particulièrement élevé L’illectronisme s’élève à 19,75% dans les Ardennes contre 17% dans le Grand Est et 15,4 %au niveau national. « Bourgogne-Franche-Comté. Un habitant sur cing démuni face à l’usage d’internet. » Insee Analyses Bourgogne-Franche-Comté, mai 2022. https://www.insee.fr/fr/statistiques/6443258.. Nous avons d’importants problèmes de mobilité qui accélèrent le décrochage démographique. Les jeunes quittent le territoire pour n’y revenir que plus tard, une fois parents. C’est dire si nous avons besoin de projets territoriaux ambitieux pour inverser les tendances et faire mentir les statistiques. C’est l’objet du futur tiers-lieu.
Le projet trouve ses origines en 2018, lorsque la Fédération Départementale Familles Rurales entame une réflexion sur les opportunités de développement autour des tiers-lieux. Cette réflexion est engagée avec la commune de Poix-Terron, qui souhaite renouveler les formes de lien social en impliquant fortement les habitants dans la vie locale, sur des projets qui vont les concerner directement, au quotidien. C’est dans cet esprit qu’émerge le projet de tiers-lieu, avec une forte mobilisation de l’écosystème territorial.
Cette mobilisation peut sembler banale, car elle est au cœur de la philosophie des tiers-lieux, et c’est ce qu’on est en droit d’attendre d’un projet de ce type. Elle mérite malgré tout d’être soulignée pour PIX’in, vue la participation très large d’associations locales, de services publics comme la CAF, la MSA, de collectivités, de travailleurs sociaux, de commerçants, d’agriculteurs et de jeunes. On parle d’un noyau de plus de 60 personnes investies autour de la construction du projet. Le projet prend véritablement son envol en 2021 avec l’ouverture du tiers-lieu de préfiguration PIX’in, grâce au soutien de la Région Grand Est via l’AMI « Soutien à la création et au développement de tiers-lieux » et à la labellisation “Fabrique de Territoire” de l’ANCT. Ces deux soutiens accélèrent considérablement le projet : une équipe dédiée est alors mise en place.
Parlez-nous du futur lieu La Locomotive.
T.P. : La Locomotive, c’est l’ancienne Halle à Marchandises de la SNCF. Elle est idéalement située au cœur de Poix-Terron. Avec ses 300 m² de surface, ses 7 mètres sous plafond et ses 10 000 m² de terrain, elle offre un potentiel d’aménagement exceptionnel et était d’ailleurs en ligne de mire dès le début des réflexions. Le compromis de vente a été signé début 2022, et la commune est maintenant propriétaire. Depuis, près de 2 ans de préparation de travaux ont été menés en collaboration avec les architectes lillois Les Saprophytes, avec l’ambition d’en faire une vitrine d’éco-rénovation et un moteur pour le territoire. À La Locomotive, on retrouvera tout ce qui fait l’âme de PIX’in, mais aussi de nouvelles activités : un grand atelier, un bistro, des équipements sportifs, culturels et pédagogiques pour toute la famille, une ressourcerie, des potagers… L’ouverture est prévue pour 2026. En attendant, PIX’in occupe depuis 2021 l’ancien local de la jeunesse à Poix-Terron, qui est mis à disposition par la commune. L’espace est devenu exigu, mais il a été un indispensable terrain d’entraînement avant notre installation définitive dans la Locomotive.
Quel rôle a joué Familles Rurales dans cette dynamique ?
T.P. : Le projet ne serait jamais sorti de terre sans Familles Rurales, un label très connu dans les territoires ruraux. Les associations locales gèrent les crèches, les centres de loisirs ou encore les cantines scolaires des communes. Quand tu présentes le projet de tiers-lieu, les habitants n’y comprennent rien, mais Familles Rurales, ils connaissent par cœur.
PIX’in a d’abord été un tiers-lieu de préfiguration porté par l’Association de Territoire Familles Rurales des Crêtes Préardennaises qui gère de nombreuses autres activités et services que le tiers-lieu. Depuis 2023, il est géré par une nouvelle association, Familles Rurales Pix’in, qui reste affiliée au réseau Familles Rurales, avec ses propres statuts. À terme, l’association deviendra une SCIC. Ce projet a également bénéficié de la dynamique de la Fédération Nationale Familles Rurales, lauréate d’un appel à projets européen (projet FEADER soutenu par le Réseau Rural Français), qui a permis le lancement de PORT@AIL, une expérimentation de 4 ans pour développer des tiers-lieux en milieu rural. Notre projet fait partie des 30 projets retenus qui ont intégré cette expérimentation.
PIX’in est un tiers-lieu qui associe de nombreux partenaires, accueille déjà plus de 3500 personnes par an et qui porte, avec la mairie de Poix-Terron un programme immobilier très ambitieux. Quelle place occupe l’évaluation dans votre quotidien ?
T.P. : Savoir que 40% des personnes qui fréquentent le tiers-lieu viennent pour le numérique ou que 10% sont des scolaires sont des statistiques qui nous sont utiles. Nous sommes heureux de voir précisément que l’aide aux devoirs que nous proposons à un impact sur la politique scolaire de notre territoire. Mais nous n’avons pas besoin de tableaux pour le savoir. On connaît les publics, on est au quotidien auprès d’eux.
Par ailleurs, on voit également la difficulté qu’il peut y avoir à traduire en données les ”choses humaines”. Le tiers-lieu est un lieu d’hyper accueil, où se côtoient, grâce à une multitude d’activités, des gens qui ne se croisent pas ailleurs. Le club de couture du jeudi après-midi réunit des femmes qui viennent de milieux que tout oppose. Des personnes qui viennent de milieux très aisés deviennent amies avec des dames qui ne touchent pas le RSA. Leurs goûters sont à leur image : il y a des Petits écoliers et la bouteille de champagne. Comment mesurer cela?
Les évaluations sont donc avant tout demandées par nos partenaires financeurs. Je ne remets pas en cause le fait d’évaluer l’impact de notre tiers-lieu et des tiers-lieux en général et je comprends que nos partenaires aient besoin de savoir comment est utilisé l’argent car ils ont des comptes à rendre. En revanche, les évaluations demandées par nos partenaires ont une face sombre qui pose un réel problème au quotidien : leur chronophagie.
Pouvez-vous nous en dire plus sur cette chronophagie des évaluations ?
T.P. : Le temps passé à produire des indicateurs pour mesurer l’impact est assez énorme. Pour pouvoir boucler nos projets, nous avons besoin d’associer une pluralité de partenaires publics et privés. À La Locomotive, le modèle économique sera différent, mais concernant le tiers-lieu Pix’in, nous sollicitons en 2024 plus de 30 partenaires, pour un soutien qui vient aujourd’hui couvrir plus de 70% du budget de l’association. Un certain nombre d’indicateurs demandés par nos partenaires sont communs, comme par exemple le nombre de personnes qui fréquentent le tiers-lieu ou encore les activités auxquelles elles participent. Pour autant, chaque partenaire va disposer de ses propres indicateurs et attendre du tiers-lieu qu’il les alimente. Et c’est là que cela se complique : tu vas devoir renseigner 8 impacts sociaux de ton projet, avec 8 publics différents. Tu passeras facilement une journée à remplir un tableau, avec certains indicateurs particulièrement retors. Certains financeurs sont parfois très exigeants, et entrent dans un niveau de détail extrêmement fin. Encore une fois, je comprends qu’ils aient besoin de savoir comment est utilisé l’argent, c’est leur rôle.. Le nôtre, et nous ne sommes pas très nombreux, est de mener des projets pour ce territoire. Ce sont deux mondes qui ont besoin l’un de l’autre mais qui, hélas, ne parlent souvent pas la même langue.
Comment faites-vous pour obtenir toutes ces informations de la part des publics ?
T.P. : 10% des personnes qui fréquentent nos lieux sont des invisibles. Elles ne fréquentent pas les maisons France services; elles passent chez nous, parfois en coup de vent, pour imprimer un mail, prendre un café, ou parce qu’il y a Marie et qu’elles la connaissent. Si elles ont le sentiment qu’on les contrôle, elles ne reviendront plus. Dans un tiers-lieu, tu ne peux pas prendre quelqu’un entre 4 murs pour lui demander de remplir un dossier, les gens doivent se sentir libres d’aller et venir. A trop vouloir savoir, on peut aller à l’encontre de notre projet. On évite donc de demander formellement aux personnes ce genre d’informations, on les collecte de façon informelle, en discutant avec elles. C’est le travail de Marie, qui est la figure du lieu. Elle est là tous les jours, elle connaît chaque personne parce qu’elle parle avec eux. C’est elle qui va obtenir les informations et les retranscrire ensuite dans le tableau de suivi. C’est un point très important.
Ensuite, on a mis en place un système d’adhésion, qui nous permet également de mieux connaître les personnes qui sont dans le lieu, et de mieux communiquer avec elles. On connaît leur prénom, leur nom, leur mail. On utilise également les évaluations qui sont liées aux formations numériques. On a beaucoup de publics séniors qui viennent le matin en atelier informatique, suivre un cycle de formation informatique de 4 mois. On a leurs mails et on profite des évaluations de la formation pour leur demander comment ils se sentent dans le tiers-lieu, quelles activités ils souhaiteraient voir programmées.
“Dans un tiers-lieu, tu ne peux pas prendre quelqu’un entre 4 murs pour lui demander de remplir un dossier, les gens doivent se sentir libres d’aller et venir. A trop vouloir savoir, on peut aller à l’encontre de notre projet. “
Vous appuyez-vous sur les ressources disponibles autour de l’évaluation?
T.P. : Je suis inscrit à des webinaires, des MOOC. Énormément d’outils existent aujourd’hui et sont mis à disposition pour nous aider à mesurer. Le problème n’est pas là. Le souci, on y revient, c’est le temps. Sur mon bureau, j’ai le guide “Impact des tiers-lieux” réalisé par Familles Rurales et le cabinet Eexiste. Il est probablement très bien fait, mais je ne l’utilise hélas pas, faute de temps. Il va me falloir deux semaines pour le lire et il me faudrait autant de temps pour comprendre, interpréter et travailler sur les fiches-action qu’il contient. Quant à ces fiches, que vont-elles dire? Que je dois administrer un questionnaire à 50 personnes pour évaluer correctement?
Vos partenaires partagent-ils les mêmes attentes en termes d’évaluation ?
T.P. : Certains de nos partenaires locaux sont moins dépendants des évaluations, parce qu’ils connaissent mieux le projet, ils croient fondamentalement en lui parce qu’il correspond à leur diagnostic de territoires. La mesure d’impact est alors presque naturelle: nous faisons la preuve sans avoir besoin de remplir des indicateurs.
La gouvernance partagée a donc selon vous un effet sur les attentes de vos partenaires ?
T.P. : Absolument. En 2018-2020, ici dans les Ardennes, les gens ne savaient pas ce qu’était un tiers-lieu, c’était très mystérieux. Les collectivités avaient donc nécessairement beaucoup de questions, elles avaient besoin de savoir pourquoi on faisait ce lieu, pourquoi on portait autant d’activités, quels intérêts elles auraient à nous financer. Nous leur avons proposé d’entrer dans le Conseil d’administration, afin de réfléchir ensemble aux orientations du lieu, aux côtés d’habitants qui disposent de 9 sièges sur les 21, et des postes clé. Mettre autour de la table les deux communes, la communauté de communes, la MSA et les usagers nous fait gagner un temps précieux. Cette gouvernance partagée permet de prouver très facilement l’impact du projet sur les territoires et nous évite de passer trop de temps dans les rapports à expliquer que le tiers-lieu est un projet de territoire par et pour les citoyens. Dans le Conseil d’administration, les partenaires en font l’expérience concrète.
Vous mentionnez vos partenaires locaux qui, parce que plus proches et plus engagés à vos côtés, se passent plus facilement des évaluations. Qu’en est-il des autres ?
T.P. : Les acteurs publics locaux comme la MSA ou la CAF, peuvent avoir des exigences très fortes en matière de reporting, parce qu’ils seront tenus de vérifier si nous touchons les publics qu’ils souhaitent accompagner. Mais ils nous connaissent et nous intervenons sur la même échelle locale qu’eux. Cela fait une grande différence, notamment parce que cela permet de réduire la concurrence. Quand tu t’adresses à des acteurs nationaux, ils ne te connaissent pas et n’ont pas forcément d’antenne locale. La concurrence sera également bien plus forte et le départage se fera globalement sur dossier.
En quoi la concurrence vient-elle exacerber les problèmes d’évaluation que vous rencontrez au quotidien ?
T.P. : Des financeurs vont exiger que l’on s’engage sur des résultats, alors même qu’on ne sait pas si le projet verra le jour, étant donné qu’on est dans une approche expérimentale. Il existe mille raisons pour lesquelles un projet peut échouer. Par exemple, tu déposes un projet en mars, et six mois passent avant d’obtenir une réponse. Entre-temps, le salarié ou le bénévole qui voulait porter l’action a pu partir, les habitants intéressés par l’atelier de sophrologie ont peut-être changé d’avis, ou une autre association a commencé à proposer le même atelier.
Cet engagement va se traduire concrètement en indicateurs, et c’est ce sur quoi ils vont se baser pour départager tous les projets, qui se comptent parfois par centaines, comme l’AMI Fabrique de territoire.
Si tu es le lieu parfait, qui coche toutes les cases, il te suffira de présenter ton lieu. Mais si ce n’est pas le cas, si tu ne touches pas tous les publics, si tu n’es pas le seul tiers-lieu sur le territoire, et si ta situation économique est très tendue et que le maintien de ton équipe est remis en cause, tu pourrais être tenté de survendre ton projet. Concrètement, cela signifie lui attribuer des objectifs très ambitieux, voire inatteignables, en termes de publics touchés, de nouveaux publics à atteindre, d’actions à mener. Ce sera d’autant plus facile de survendre si le dossier de candidature fait 10 pages maximum et qu’il invite à la projection. Enfin, le manque de moyens dont disposent les partenaires pour analyser et vérifier le déclaratif ne permet pas d’atténuer cette spéculation. De quels moyens ? La mise en concurrence pousse à la spéculation, à la survente de promesses et de résultats qui pourtant nous engagent. C’est très risqué.
Quels sont ces risques ?
T.P. : Le risque, c’est d’altérer les relations de confiance avec les financeurs que tu auras patiemment construites dans la durée, en leur présentant des résultats qui ne sont pas du tout en phase avec ce que tu auras affiché. Le risque, c’est de perdre en crédibilité, surtout lorsque ton projet est financé par plusieurs partenaires que tu rassembles en comité.
En tant que Fabrique de territoire, vous avez obtenu un financement sur 3 ans pour notamment accompagner de nouveaux tiers-lieux sur votre territoire. Donc, potentiellement, des concurrents à venir. Comment gérez-vous ce paradoxe ?
T.P. : C’est un vrai sujet. Il y a trois ans, nous étions la seule Fabrique de territoire labellisée dans les Ardennes. Dans ce cadre, nous avons notamment accompagné une structure du territoire à monter son tiers-lieu et devenir elle aussi Fabrique de territoire. Quand la nouvelle vague de l’appel à projet est sortie en 2024, nous lui avons proposé de répondre en consortium, et de maximiser nos chances en affichant notre coopération en faveur du territoire. Elle a préféré prendre le risque de ne pas être retenue pour avoir l’enveloppe complète. Nous avons beau être dans l’économie sociale et solidaire, la coopération et la mutualisation ne sont pas encore ancrées dans les pratiques.
Cet article fait partie d’une série de trois articles autour de l’impact et de l’évaluation en tiers-lieux. Retrouvez le premier entretien de Charlotte Dudignac avec Laura Douchet, chercheuse associée de la coopérative Ellyx. Un prochain entretien avec Emmanuel Rivat de l’Agence Phare sera bientôt disponible !
Cet article est publié en Licence Ouverte 2.0 afin d’en favoriser l’essaimage et la mise en discussion.