Amap, magasins de producteurs, relocalisation de filières oubliées, épiceries coopératives, fermes collectives, marchés paysans, espaces tests agricoles, ateliers de cuisine, potagers partagés…, autant d’actions menées par des tiers-lieux nourriciers pour améliorer la vie de personnes qui produisent, transforment, cuisinent et mangent. Mais ces initiatives ne résolvent pas le fond du problème : l’accès de tous et toutes à une alimentation éthique d’une part, l’amélioration des conditions de travail et de rémunération de l’ensemble des personnes qui travaillent dans le système alimentaire d’autre part. C’est pourquoi certains tiers-lieux militent pour transformer le système alimentaire, allant jusqu’à expérimenter le dispositif révolutionnaire qu’est la Sécurité Sociale de l’Alimentation (SSA).
Dans le Vaucluse, tout pousse ou presque, mais les habitants et habitantes mangent principalement des produits d’origine lointaine, vendus en grande distribution. « On a voulu se saisir de cette incohérence », explique Éric Gauthier, salarié de l’association d’éducation populaire Au Maquis qui œuvre à l’accessibilité du plus grand nombre à une alimentation de qualité choisie. « On s’est rendu compte que peu de gens choisissent réellement ce qu’ils mangent. Nous sommes tellement influencés par nos conditions sociales, nos habitudes familiales, la publicité… » La question de l’accessibilité pose évidemment la question du prix mais pas seulement. Les freins au manger sain sont aussi éducatifs et psychologiques. Sans compter les 10 millions de bénéficiaires de l’aide alimentaire en France, encore moins acteurs de leur alimentation que les autres.
Alors l’équipe d’Au Maquis s’est retroussé les manches. En collaboration avec le Parc naturel régional du Lubéron, l’association a mené des actions de sensibilisation jusqu’au pied des immeubles puis a monté Commune Ferme, ferme maraîchère de 2,5 hectares à Lauris, partagée avec le Cada Centre d’accueil de demandeurs d’asile (accueil d’exilé.es) et la Maison Commune (centre d’accueil de jour) de Cavaillon. « La production est distribuée à tous les groupes qui participent à la production, soit environ 70 personnes par semaine », explique Éric. La démarche est participative de bout en bout car les usagers et usagères participent aussi au choix et planning des cultures. « Les personnes SDF ont parfois des problèmes de dents, et ne peuvent, par exemple, manger des carottes crues. Les exilés apprécient de cultiver des patates douces, des gombos, des piments et des légumes feuilles… Nous cultivons ce que les personnes souhaitent manger, en bio. »
Au Maquis anime également des ateliers cuisine à la Maison Commune. Des participants ont eu envie d’aller plus loin en créant une cantine solidaire à Cavaillon. « Depuis trois ans, on accompagne ce groupe de personnes en galère alimentaire à la mise en place du projet : gestion d’approvisionnement, du stock, normes sanitaires etc. Pour le moment, la cantine sert deux repas par semaine mais à terme ce sera cinq jours par semaine ». Des repas bio, une évidence pour ces personnes qui en ont pris l’habitude en participant aux ateliers cuisine. On le voit, avec une animation sur le temps long, les enjeux de l’alimentation écologique et saine sont appropriés par tous.
Le Sécurité sociale de l’alimentation, un concept initié en 2017
En travaillant la question de la précarité alimentaire, l’équipe d’Au Maquis s’est intéressée à la Sécurité sociale de l’alimentation (SSA). Un concept initié en 2017 par Ingénieurs sans frontières-Agrista, et porté depuis 2019 par un collectif d’associations regroupant citoyens et professionnels de l’agriculture, de l’alimentation et de l’éducation populaire. L’ambition : étendre les principes du régime général de la Sécurité sociale, fondé en 1945, à l’alimentation et à l’agriculture, afin de bâtir une organisation démocratique du système alimentaire.
Le collectif défend trois piliers :
1) Universalité. Toute personne y a droit, toute sa vie, quelle que soit sa situation. Concrètement cela se traduirait par une carte créditée d’un montant, par exemple 150 €, afin d’être remboursé des dépenses en produits alimentaires vertueux.
2) Cotisation. Pour financer la Sécurité sociale de l’alimentation, le collectif préconise un système de cotisation sociale à taux unique, similaire à celui des cotisations pour la santé.
3) Conventionnement démocratique. Pour que la Sécurité sociale de l’alimentation permette de faire évoluer la production agricole et alimentaire, elle serait basée sur un système de conventionnement géré par les citoyens et citoyennes de façon démocratique. Ils pourraient définir les types de produits et les critères de qualité. Seraient conventionnées les structures dont les pratiques répondent au cahier des charges.
« On travaille avec des paysans et paysannes à développer une alimentation de qualité que seule une partie peut se payer. Alors que dans le système de santé, un chirurgien ne paie pas son scalpel, une brancardière ne paie pas son brancard. La Sécurité sociale de l’alimentation résout le problème de manque d’accessibilité au bio dans les classes populaires grâce à l’allocation, tout en permettant de repenser collectivement la production alimentaire, comme on l’a fait sur le système de santé avec les CHU », s’enthousiasme Éric. Et d’ajouter : « Cette réflexion sur la Sécurité sociale de l’alimentation a poussé plus loin notre réflexion : il nous faut sortir des processus de correction du capitalisme, comme les chèques alimentaires, pour transformer vraiment le système ».
Des expérimentations locales de la Sécurité sociale de l’alimentation
Cette alternative radicale au système actuel nécessite une ampleur nationale pour fonctionner. Mais, dans une dizaine de communes en France, des tiers-lieux nourriciers expérimentent des formes expérimentales à petite échelle.
Au Maquis a ainsi commencé à travailler avec un petit groupe de personnes à Cadenet. « On ne peut évidemment pas verser 150 € à tout le monde. Mais on expérimente un conventionnement démocratique. Depuis le 1er avril, une caisse commune de l’alimentation permet à 33 habitants de recevoir une allocation qui rembourse leur produits alimentaires à hauteur de 150 €, achetés à des organismes conventionnés : l’Amap (légumes, pain, fromage), l’épicerie, le marché et le magasin de producteurs ». Certains sont remboursés à 100 % d’autres à 30 %. Comme on s’en doute, la Danette n’en fait pas partie. C’est pourquoi l’épicière a demandé un accompagnement pour proposer davantage de produits remboursés à 100 % sur ses étals. Un cercle vertueux se met en place.
A La Renouée, tiers-lieu à Gentioux, sur le plateau de Millevaches en Creuse, qui gère une épicerie associative et un marché de producteurs, l’équipe a initié une forme plus légère et facile à mettre en œuvre sur le marché. Le principe : payer l’ensemble de ses achats à la fin de ses courses, à prix libre : les prix fixés par les producteurs sont indiqués comme une référence, mais on peut payer davantage ou moins. « L’association s’engage à payer les producteurs aux tarifs qu’ils ont fixés. L’expérimentation sur l’été dernier a montré que le système s’équilibre », explique Rémy N’Guyen, de La Renouée. Cette formule ne change rien pour le producteur, mais en plus elle ne stigmatise pas les personnes en manque de moyens, car le paiement se fait sur une table à part, avec le gestionnaire. « Nous avions une petite réserve pour absorber le déficit au cas-où mais cela n’a pas été nécessaire. Les marchés d’été attirent des touristes, motivés pour soutenir. » Ainsi, lors d’un marché, sur 163 clients, 20 % ont payé moins et 57 % ont donné davantage.
Le point de départ de cette action, c’est la prise de conscience de la pauvreté sur le territoire du plateau de Millevaches. « Nous sommes très nombreux ici à être sous le seuil de pauvreté, sans forcément en avoir conscience. Nous sommes les acteurs d’un monde localiste et anticapitaliste, nos compétences augmentent mais nos niveaux de vie diminuent. Ça devient compliqué pour beaucoup d’entre nous de se nourrir des productions de nos camarades paysans et paysannes », constate Rémy.
Une vision révolutionnaire du système alimentaire
« Dans une société tout le monde produit de la valeur, mais le système capitaliste reconnaît uniquement la valeur de l’emploi. Ce qui est intéressant dans le système de la Sécurité sociale (comprenant l’ensemble des branches, santé, chômage, retraite etc.), c’est qu’il reconnaît du travail en dehors de l’emploi et en dehors du capital, puisque sont assurés également les retraités, les personnes au chômage, les aidants etc. C’est possible grâce à une socialisation de la valeur économique que l’on produit », explique Kévin Certenais, co-auteur, avec Laura Petersell, de Régime général (Riot éditions – pdf en accès libre) Certenais K, Petersell L (2022), Régime Général, pour une sécurité sociale de l’alimentation, Riot Éditions, https://riot-editions.fr/wp-content/uploads/2021/11/Regime-General.pdf.
Dans cet ouvrage, le duo, membre de l’association d’éducation populaire Réseau salariat s’intéresse à la SSA dans une perspective anti-capitaliste, anti-raciste et féministe. « On s’est rendu compte que dans la réflexion sur les systèmes alimentaires, on oublie souvent les salarié·s agricoles, les saisonnier·ères racisé·es, les temps partiels dans la grande distribution et les femmes qui, dans les foyers, ont souvent la responsabilité des courses et la préparation des repas. Nous on veut interroger la Sécurité sociale de l’alimentation sous cet angle là. Donner 150 € pour manger mieux si, derrière, on reste dans un système qui exploite les gens, ça n’a pas de sens pour nous. Le régime général de la Sécurité sociale n’a pas seulement permis l’accès aux soins, il a donné lieu aux CHU et a permis de reconnaître le travail de soignant·es, effectué auparavant gratuitement par des femmes et des religieuses », précise Kévin.
Reste que pour garantir l’universalité et éviter la mise en concurrence des territoires, il faut une impulsion telle que celle qui a permis la création de la Sécurité sociale dans les années 1940. Sachant que dans le régime initial, il y avait également un service public du médicament. « La création de la Sécurité sociale, c’était incroyablement révolutionnaire. Au départ, les caisses étaient exclusivement gérées par les partenaires sociaux », ajoute Éric. Les tiers-lieux, parce qu’ils interrogent la question du travail, de la propriété, et qu’ils mettent en place des systèmes de gouvernance partagée, sont des espaces particulièrement adaptés pour gérer des caisses de Sécurité sociale de l’alimentation et décider collectivement des modalités de conventionnement. Mais sans impulsion nationale, ils mettent en place des initiatives locales puissantes et innovantes mais à l’impact forcément limité.
« Il ne s’agit pas de décider collectivement de la marque de pâtes à conventionner mais bien des conditions de travail des gens qui vont produire les pâtes. Nous, on a une position politique claire de renversement du système », appuie Kévin. Ce qui ne l’empêche pas de s’investir au Plat de Résistance dans les Deux-Sèvres, ferme collective et cantine militante. « Il faut à la fois une pensée systémique, mais aussi de l’action locale », conclut-t-il. La manière dont, finalement, œuvrent les tiers-lieux nourriciers aujourd’hui.
Cet article est publié en Licence Ouverte 2.0 afin d’en favoriser l’essaimage et la mise en discussion.