Prendre soin des travailleurs en tiers-lieux

De l’écart entre l’idée de qualité de vie au travail portée par les tiers-lieux et la réalité des conditions de travail vécues en leur sein

15 août 2025

Ce débat tente d’explorer les contradictions entre les espérances du « mouvement tiers-lieu » sur le travailler autrement, le travailler pour vivre mieux, et les conditions de travail réelles vécues par les travailleurs, contributeurs, salariés, administrateurs des tiers-lieux, souvent marquées par la précarité et l’épuisement. Cela fait suite aux dernières Rencontres Faire Tiers Lieux, organisées à Metz en 2022, où, lors d’ateliers et de discussions informelles, a été soulevée l’existence de souffrances économiques et psychiques au sein des tiers-lieux, perçues comme systémiques. Intervenants : Morgane Mazain (A+ c’est mieux), Clémence Vialeron (Coopérative Tiers-Lieux) et Maïlis Renaudin (Fabrique de territoire d’Arles) Animation : Aurélien Denaes (A+ c’est mieux)

Aurélien Denaes, administrateur de l’Association Nationale des Tiers-Lieux (ANTL), est le coordinateur salarié d’A+ c’est mieux, en Île-de-France, un réseau qui s’est depuis 4 ans penché sur le constat de précarité et d’épuisement des travailleurs des tiers-lieux. Modérateur de l’échange, il lance le débat en posant de premiers éléments de contexte. Selon lui, entre des dynamiques institutionnelles descendantes – missions et exigences liées aux appels à projets et subventions, rôle attendu sur le territoire … –, et des dynamiques tiers-lieux ascendantes – réponse au territoire, pluralité d’activités et de responsabilités, contraintes économiques … – il existe « un gouffre ». Or, dit-il, celui-ci est souvent comblé par du bénévolat de personnes engagées dans l’intérêt collectif et général. Un écart qui s’inscrit dans un moment politique historique de flexibilisation et d’individualisation du travail, moins protecteur et insécurisant. 

Ce premier constat systémique partagé balise une prise de conscience du phénomène au sein du mouvement. Un second constat porte sur les lacunes des professionnels des tiers-lieux vis-à-vis du droit du travail, et de la compréhension de la fonction employeur. En cela, des solutions mutualisées et des échanges avec des partenaires déjà outillés sur ces enjeux, dans les réseaux régionaux notamment, ainsi que des initiatives de travailleurs ayant vécu des situations difficiles, ont abouti à des analyses partagées, ainsi qu’à des pistes de solutions. Celles-ci seront abordées lors de cet échange, notamment via le regard de la filière des coopératives d’activité et d’emploi.

 Quel travail en tiers-lieux ? 

Première intervenante invitée à s’exprimer, Clémence Vialeron, l’une des quatre co-directrices de la Coopérative Tiers-lieux, le réseau régional des tiers-lieux en Nouvelle Aquitaine, y est aussi responsable de la formation continue. Avec dix réseaux régionaux, elle a co-construit la formation « Piloter un tiers-lieu », dans le cadre de laquelle a été menée, en 2022, une enquête nationale sur la qualité de vie au travail en tiers-lieu.

Le questionnaire transmis aux membres des 11 réseaux régionaux visait deux enjeux : a) vérifier les retours réguliers d’épuisement et d’usure exprimés par les professionnels des tiers-lieux ; b) s’assurer que la formation et la certification proposées correspondaient toujours aux réalités du métier. 169 réponses complètes ont été recueillies et exploitées, et des verbatims ont été extraits des réponses incomplètes pour renforcer l’approche qualitative. 67% de femmes et 33% d’hommes, d’une quarantaine d’années en moyenne, ont répondu, dont plus de 2/3 de cadres (facilitateur, coordinateur, directeur, manager). Le dernier tiers inclut des chefs de projet, puis des chargés de développement et de gestion, et enfin des chargés de communication, de programmation, ou des responsables administratif et financier (RAF). À noter les nombreuses « double-casquettes », on peut ainsi à titre d’exemple observer qu’un un chef cuisinier peut être aussi éducateur et responsable de secteur.

Les enseignements de cette enquête se déclinent en trois volets : moyens et organisation du travail ; rapport ou relation au travail ; management et réglementation du travail.

Des professionnels en burn-out

Une large majorité des répondants considère qu’elle n’a pas les moyens techniques, financiers, Ressources Humaines et organisationnels suffisants pour réaliser comme il faut ses missions. Cela se traduit par des situations professionnelles sous tension, avec une surcharge de travail chronique élevée. Le volume horaire réel de travail par semaine est frappant : plus de 50 heures par semaine pour les intermittents, 45 heures pour les administrateurs et bénévoles, 40 heures pour les salariés en CDI, 34 heures pour les indépendants, 32 heures pour les salariés en CDD et 33 heures pour les fonctionnaires. À cela s’ajoutent les heures de bénévolat hebdomadaires, réalisées en plus du contrat de travail : 30 heures pour les indépendants, moins de 12h pour les fonctionnaires, une vingtaine pour les salariés en CDI, de 18h à 23h pour les salariés en CDD et de 24h à 29h pour les intermittents. « Le rythme est intenable pour plus de 80% d’entre eux », conclut Clémence Vialeron.

Pour Morgane Mazain, cofondatrice d’un tiers-lieu à Montreuil qui a rejoint, il y a trois ans, la collégiale d’A+ c’est mieux, l’explication vient de « la multi-activité au sein des tiers-lieux, où règne une ultra polyvalence ». « Quand on travaille 60 heures par semaine, dans la même journée on fait le ménage, on sert le café, on répond aux appels à projets, on va serrer la main du maire qui vient nous voir … ». La difficulté, souligne Morgane Mazain, est le modèle précaire des tiers-lieux, subventionnés par des appels à projets qui « ne financent pas les coûts de fonctionnement ». Une situation qui renforce, selon elle, les situations de burn-out qu’elle constate dans son entourage professionnel comme pour elle-même. Car ces temps de fonctionnement et de coordination essentiels à la vie du tiers-lieu ne sont pas valorisés, et les temps de réponses aux appels à projets accroissent le travail administratif.

Auto-exploitation et posture sacrificielle

À cette question du sens donné à son travail, l’ensemble des répondants disent ressentir une « vraie autonomie sur les postes occupés », ainsi qu’un fort sentiment d’appartenance et une « vraie reconnaissance » de leur travail (à 95%). Toutefois, une moitié d’entre eux exprime aussi « une sensation d’essoufflement et de fatigue professionnelle liée à leur activité au sein du lieu ». Une fatigue liée selon eux à la polyvalence des tâches, au manque de moyens, au niveau de responsabilité par rapport au niveau de salaire, à la fragilité des relations partenariales (institutionnelles ou financeurs) et aux problèmes de gouvernance. À noter que si les salaires, pour 67% des répondants, ne sont pas régulièrement revalorisés, cela ne constitue pas un frein à leur engagement, pour 70% dans cette situation. « On est sur des postures sacrificielles », commente Clémence Vialeron, qui souligne qu’il s’agit souvent des profils engagés et militants qui font le choix de travailler de façon relativement importante, jusqu’au surengagement.

Un constat partagé par Morgane Mazain, qui souligne « un truc presque vocationnel » conduisant parfois à « des systèmes d’auto-exploitation sans le savoir ». Un engagement selon elle renforcé par la relation affective au terrain – « on est en prise avec les réalités du territoire et des habitants, dans une période d’urgence climatique et sociale, donc on absorbe énormément » – et l’injonction sociale ou citoyenne à se mettre au service des habitants, et à tenir bon. « En fait, on subit le désengagement de l’État dans les territoires, et on est parfois payé des miettes pour faire ce travail. Les travailleurs et travailleuses du secteur associatif, jusqu’aux bénévoles, ne sont-ils pas le lumpenprolétariat de la fonction publique ? » Et de témoigner de la situation de directeurs de structure s’étant retrouvés, après 10 ans au service d’un territoire, « sans chômage ni reconnaissance. »

Management et cadres réglementaires non maîtrisés

À ces constats s’ajoute une approche souvent intuitive du management et du droit du travail. « En termes de connaissances du droit du travail, on s’est rendu compte qu’il y avait quand même encore du chemin à parcourir », pointe Clémence Vialeron. Ainsi, une majorité de personnes ne connaissent pas la convention collective de référence de leur structure. Certains n’en appliquent pas, soit par méconnaissance, soit par choix. De plus, la pluralité des activités au sein des tiers-lieux ne facilitent pas le choix de la convention collective à adopter, amenant des inégalités d’encadrement des salariés : Convention collective nationale des métiers de l’éducation, de la culture, des loisirs et de l’animation (ECLA) pour la plupart, mais aussi celle des bureaux d’études, ou du lien à la famille, ou de l’hôtellerie-café-restauration pour d’autres. 

Pour Morgane Mazain, il s’agit d’un enjeu plus global de gouvernance, qu’elle qualifie « d’improvisation de la fonction employeur ». « De nombreuses petites associations portent un conseil d’administration de bénévoles qui n’ont pas la compétence RH, ni le temps, l’envie, ou la compréhension qu’il faut pour se former sur ces sujets ». Conséquence : un management défaillant qui génère des tensions. « On se rend compte que l’on reproduit les mêmes systèmes de violence dans nos structures alors même que l’on défend des projets hyper humanistes. Cela entraîne un fort sentiment de désillusion. Dans nos tiers-lieux comme dans l’ESS en général, on attire des personnes qui veulent sortir du monde de l’entreprise classique et on n’est pas en capacité de les accueillir dans les bonnes conditions. Il y a une espèce de dissonance ». 

Publiée en 2022, l’étude reste d’actualité – « ce sont des éléments que l’on recense toujours au gré de nos formations, nos accompagnements » – comme le confirme l’enquête présentée dans la foulée par Maïlis Renaudin, animatrice du collectif de tiers-lieux la Fabrique de territoire sur la ville d’Arles. En 2023, à l’issue de la rencontre Faire Tiers lieux organisée par Sud tiers-lieu, le réseau régional PACA, a construit un questionnaire sur les pratiques au sein des tiers-lieux, « et notamment les différences entre une fiche de poste telle qu’on l’a eue au démarrage et la réalité de notre embauche en tiers-lieu. » 

La trentaine de répondants exprime des constats à l’unisson. L’étude pointe les enjeux de management, de communication interne, de types de contrats, de précarité et de gestion du temps de travail (longues journées, horaires atypiques et imprévisibles), ainsi qu’une incertitude sur l’avenir de son emploi. Sur le volet personnel, les difficultés à équilibrer vie professionnelle et vie privée rejoignent un engagement conduisant à l’envie de toujours faire plus. Une situation qui impacte la santé physique (à 57%) et psychique (à 71%). « On retrouve les mêmes problématiques de gestion des émotions, de qualité de santé et de sommeil que dans les milieux militants », explique cette ancienne professionnelle de l’écologie internationale.

Des pistes de solutions en auto-gestion 

Ces constats d’un enjeu systémique ouvre la suite de l’échange, afin de dessiner des pistes de solutions pour adresser ce sujet de manière collective, en tant que travailleur comme en tant qu’employeur. C’est justement la mission que s’est donné le groupe de travail (GT) « Prendre soin », créé par plusieurs salariées de réseaux régionaux, au sein de l’Association nationale des tiers-lieux (ANTL). L’une de ces premières initiatives a été de créer un petit cercle d’écoute « en format co-développement, écoute autogérée » entre quelques salariés, explique Maïlis Renaudin.

Dans une dynamique contributive, a aussi été initiée une mutualisation d’envies et de plaidoyer, avec une première feuille de route et une base de documentation Movilab qui référence les ressources extérieures, les travaux collectifs du groupe du travail, et certaines pistes de solutions concrètes, ou à soutenir ou expérimenter : comme par exemple le CDI communautaire (mis en place au tiers-lieu La Myne, à Villeurbane), des budgets contributifs ou la cogérance de tiers-lieu. À également a été confirmé le besoin d’« une sorte de numéro vert, d’alerte, d’écoute en anonymat » pour prendre en charge un salarié ou une personne contributrice qui « ne se sent pas bien ». Maïlis Renaudin souligne enfin la pertinence de se rapprocher de structures dont le métier porte sur les conditions de travail, notamment L’Agence nationale pour l’amélioration des conditions de travail (ANACT) et ses déclinaisons régionales (ARACT).

Des modèles innovants à suivre ? 

Morgane Mazain s’enthousiasme aussi de la capacité des tiers-lieux à expérimenter, et en l’occurrence à réinventer la fonction employeur, des modes d’organisation du travail, de gouvernance, jusqu’à « sortir, parfois, des logiques de subordination qu’induit le salariat ». Une opinion issue de trois webinaires organisés cette année pour interroger les travailleurs, travailleuses ou les administrateurs et administratrices de tiers lieu sur leurs pratiques du travail in situ. Premier exemple avec les espaces de travail collaboratifs La Cordée, qui ont créé une « brigade du kiff », soit des espaces de cohésion, de réflexivité, pour poser collectivement les questions d’égalité de salaire, d’absence de lien hiérarchique entre les salariés, de rotation dans les missions, de congé menstruel, ou réfléchir à la semaine de quatre jours. Deuxième exemple avec Le Sample, à Bagnolet, qui harmonise les revenus des salariés, met en place des temps collectifs, offre une « bonne mutuelle » et une formation en management de structure de l’ESS au cofondateur. 

Troisième exemple, enfin, avec La Raffinerie, à la Réunion, qui met en place, « plein d’outils fascinants » : pas de salariat ; l’engagement dans le tiers-lieu est valorisé avec de la « monnaie temps » – « en donnant du temps, j’accède à des offres ou des services du tiers-lieu » – ; ou un budget contributif pour rémunérer les postes ponctuels (le service au bar par exemple). Un tour d’horizon qui confirme la nécessité de rapprocher les tiers-lieux de structures existantes, comme les groupements d’employeurs pour mutualiser les postes, ou les coopératives d’activités et d’emploi pour salarier les indépendants – et donc bénéficier de la protection sociale du salariat. 

L’expérience des coopératives d’activité d’emploi (CAE) 

Après ces constat, Aurélien Denaes souhaite offrir un dernier temps à l’exemple des coopératives d’activité d’emploi (CAE). Celles-ci ont construit un écosystème national autour d’un postulat semblable, entre flexibilisation du travail, autonomie décisionnelle et sécurisation du travail. Ainsi, le groupement régional de l’alimentation de proximité (GRAP) Auvergne-Rhône-Alpes, grande coopérative d’épiceries, restaurants, traiteurs, halles gourmandes, en circuit-court et bio, sécurise le travail de ses membres grâce à une comptabilité analytique commune pour rémunérer les travailleurs, les fonctions support, des réflexions communes, du portage de marques, une représentation institutionnelle, etc. Invitée à intervenir en vidéo, Sandie, du GRAP présente le fonctionnement de la structure, à la fois Société coopérative d’intérêt collectif (SCIC) et Coopérative d’activités d’emploi (CAE).

« Cela permet d’héberger des activités “intégrées“ dans la CAE, et des activités “associées“. Les décisions stratégiques du GRAP sont prises en assemblée générale chaque année, par la SCIC, et toute l’année, un conseil d’administration prend les décisions opérationnelles ».

Miléna, travailleuse dans une épicerie en Chartreuse et membre du réseau GRAP, intervenant également en vidéo, confirme qu’elle bénéficie des services support (accompagnement, suivi administratif, RH, etc. – « ce qui permet de se concentrer sur notre coeur de métier » – tout en s’appuyant sur le réseau pour partager « une vision commune de l’alimentation biologique, poser des questions, se retrouver, réfléchir à différents sujets, trouver du soutien, ne jamais se sentir seule, ce qui donne de l’énergie et du sens à ce qu’on fait ». Sandie prolonge le propos en précisant qu’elles font partie du Groupe de Travail « Prendre soin » du GRAP, et qu’elles mettent en place des actions de prévention et de médiation pour résoudre les tensions ou ne pas laisser de personne isolée.

Mutualisation et outillage des réseaux de tiers-lieux

Aurélien Denaes s’interroge sur le bon niveau de mutualisation pour construire une approche systémique entre petites structures territoriales, et pose le sujet de l’outillage nécessaire pour consolider l’approche de la fonction “travail” en tiers-lieu. Il souligne l’opportunité des dispositifs locaux d’accompagnement (DLA) qui peuvent aider sur les sujets RH, ainsi que le rapprochement avec des syndicats d’employeurs pour s’approprier leurs outils, notamment pour aborder la question d’un salariat adapté à la protection sociale des cadres en tiers-lieux. Et d’interroger l’opportunité d’une action de plaidoyer pour intégrer dans les indicateurs imposés par les financeurs et institutions des tiers-lieux celui du bien être au travail afin de mieux reconnaître cette situation.

Enfin, Aurélien Denaes conclut en ouvrant sur la question de « l’attachement à la rémunération à la personne ». Citant le philosophe Bernard Friot, qui propose une réflexion autour du salaire à vie, il pose la comparaison du travail leur en tiers-lieu à celui du travailleur pour la fonction publique, attaché à une rémunération et à un niveau de compétence et de qualification, dans un cadre sécurisé.

Cela permettrait ainsi de faire « sortir le mouvement tiers-lieux de l’imaginaire entrepreneurial construit depuis un certain nombre d’années (…) C ‘est aussi la force d’un mouvement comme le nôtre de pouvoir se fédérer, et défendre ce type de positions politiques communes, et de le faire collectivement ».

Cet article est publié en Licence Ouverte 2.0 afin d’en favoriser l’essaimage et la mise en discussion.