En rassemblant sur un territoire donné une diversité d’acteurs (habitants, entreprises, associations, acteurs publics …), de nombreux tiers-lieux, et, plus largement, acteurs de l’économie sociale et solidaire, cherchent à générer des dynamiques coopératives pour apporter des réponses collectives à la hauteur des enjeux écologiques, sociaux et démocratiques actuels. Néanmoins, certaines barrières sont encore à lever pour voir ces dynamiques prospérer. Intervenantes : Nadia Bellaoui (Présidente de l’Agence du Service Civique), Sarah Rousseau (Directrice de la CRESS Occitanie) Animation : Jean-Paul Deniaud (Journaliste)
Faisons-nous face à une crise de la coopération ? L’économiste Eloi Laurent, dans son ouvrage Coopérer et se faire confiance, l’affirme. Il décrit une crise protéiforme qui se manifeste dans l’état de nos relations sociales, fortement impactées par les outils numériques, le sens que nous trouvons au travail ou encore la monétisation de la santé. Pourtant, toujours selon Eloi Laurent, nous avons plus que jamais besoin de coopérer pour adresser les enjeux écologiques, sociaux et démocratiques actuels. Quels effets de la coopération pouvons-nous espérer ? Quels leviers permettent de la favoriser ? À quelle échelle ? Comment les tiers-lieux peuvent-ils nourrir les coopérations ?
Coopération et ancrage territorial
Quels sont les apports de la coopération à l’échelle du territoire ? À cette première question, Sarah Rousseau répond par la résilience de l’économie coopérative. Si les projets coopératifs prennent parfois davantage de temps à se mettre en place, c’est gage de solidité future, nous dit-elle. En effet, le temps pris pour rencontrer et impliquer les parties prenantes sur le territoire – élus locaux, associations, habitants … – permet, selon Sarah Rousseau, une meilleure appropriation du projet, une capacité à innover socialement et économiquement ainsi qu’un ancrage territorial plus fort, plus durable.
Le projet coopératif s’intègre ainsi dans un tissu de relations diverses, vecteur de résilience. Le taux de pérennité à 5 ans des entreprises du Mouvement coopératif confirme les propos de Sarah Rousseau : en 2023, ce taux est de 79% contre 61% pour l’ensemble des entreprises françaises (source INSEE). Nadia Bellaoui, qui décrit le Service Civique comme vecteur de coopération, place quant à elle son propos au niveau des trajectoires individuelles. « Au sortir de leur service civique, les jeunes retiennent qu’ils ont été créateurs de liens sociaux. C’est ça, leur métier. » De plus, l’étude Cereq portant sur les trajectoires des jeunes volontaires du Service Civique dans la génération 2017 (2022), met en exergue que le Service Civique, notamment pour les jeunes les plus diplômés, contribue à une orientation vers des métiers au service de l’intérêt général, où ils et elles trouvent un sens.
Pour Nadia Bellaoui, ceci illustre comment le Service Civique génère de la coopération « au sens strict et plein du terme ». Mais pour jouer encore plus pleinement ce rôle, elle explique que le Service Civique doit s’ancrer territorialement et que cela demande un savoir-faire : celui de fédérer des partenaires pour concevoir un projet commun, définir des objectifs partagés et des indicateurs d’impact. Un savoir-faire que l’on peut trouver dans les tiers-lieux. Ces derniers ont ainsi, selon Nadia Bellaoui, un rôle important à jouer dans l’ancrage territorial de cette politique publique.
Coopérer, avec quels moyens ?
Si faire lien avec les acteurs du territoire d’implantation du projet semble nécessaire à la coopération, cela demande néanmoins des moyens et des compétences. Sarah Rousseau déplore ainsi que le temps consacré à la coopération, à la construction de liens, à l’animation de réseaux soit trop souvent invisible et peu financé. « Je suis en colère de voir les moyens avec lesquels vous travaillez. L’ingénierie de la coopération est un vrai métier ». Il y a ainsi un véritable enjeu à reconnaître le fait que la coopération demande du temps et des compétences spécifiques. D’une part, car ces compétences nécessitent d’être reconnues pour être soutenues, valorisées, accompagnées, notamment par les pouvoirs publics. D’autre part, parce que l’on peut se former à ces compétences.
Georges Dhers, intervenant au sein du Master « Ingénierie Transition des Territoires » à l’Université Toulouse Capitole et co-créateur du Diplôme Universitaire « Coopérer pour Animer la Transition des Territoires », exprime d’ailleurs l’importance, pour coopérer, de certains savoir-être complémentaires aux savoir-faire. La coopération serait facilitée par une certaine posture. En ce sens, le LICA – Laboratoire d’Intelligence Collective et Artificielle, à Marseille, a développé un outil d’auto-diagnostic sur « la posture de coopération ». La posture de coopération y est décomposée en treize comportements (partager facilement l’information, respecter les processus décisionnels, partir du principe que l’autre fait de son mieux …).
La question des compétences se pose également à l’échelle des réseaux associatifs. « Quelles compétences doit-on avoir au niveau des réseaux pour faire émerger et animer les coopérations ? » interroge Antoine Sanouillet, coordinateur du Réseau des Ressourceries et Recycleries d’Occitanie. Sur le sujet, il recommande la lecture de l’étude sur la fonction d’accompagnement des têtes de réseau associatives commanditée par le Mouvement Associatif et pilotée par l’ADASI. L’étude détaille notamment les fonctions principales des réseaux, telles que le plaidoyer, la mise en réseau et l’animation, l’ingénierie ou encore l’accompagnement.
Une bataille culturelle à mener
Mais encore faut-il pouvoir se donner les moyens de cette expertise. Emma Bombola, chargée d’animation et de partenariats pour le Réseau des Tiers-Lieux en Grand Est, remarque que le manque de moyens des acteurs des tiers-lieux les conduit à renoncer, malgré eux, à coopérer ou à le faire dans des conditions très précaires. « Comment amène t-on les acteurs publics et privés à entrer dans cette économie de la coopération ? » questionne-t-elle.
En effet, trop peu de financeurs soutiennent aujourd’hui l’ingénierie, la majorité se concentrant sur le financement de programmes et d’activités. Pour convaincre et orienter l’investissement public et privé sur la coopération, Sarah Rousseau rappelle que l’organisation collective est essentielle : s’unir pour construire et porter un plaidoyer fort, auprès des décideurs publics, des élus, des entreprises, etc. « C’est tout l’enjeu de se fédérer en réseaux régionaux et nationaux. » Elle encourage les acteurs des tiers-lieux, et plus largement de l’économie sociale et solidaire (ESS), à entrer en relation avec les CRESS qui peuvent jouer le rôle de caisse de résonance. Les modèles coopératifs doivent trouver leur place dans des politiques publiques structurantes. Pour cela, c’est une véritable bataille culturelle qu’il faut mener.
Laetitia Delahaies, directrice du tiers-lieu La Palanquée, à Sète, abonde en soulignant l’importance de la mise en récit : au-delà du faire, l’importance du faire-savoir. « Comment s’organise-t-on pour diffuser très largement ce que l’on produit sur les territoires, notamment les formes de coopération ? » interpelle-t-elle. Car, pour raconter, tout comme pour faire, il faut des moyens dédiés. Ainsi, demander aux acteurs de la coopération, aux modèles économiques parfois déjà fragiles, d’investir dans cette longue bataille culturelle, peut paraître paradoxal. C’est pour cela qu’il est d’autant plus important, selon Sarah Rousseau, d’agir de manière organisée et stratégique : les réseaux et les CRESS peuvent se faire le porte-voix des acteurs de la coopération auprès des institutions afin de les informer, de les sensibiliser, de négocier. « Dites-leur d’aller voir vos Maires », incite-t-elle.
Renforcer la coopération entre acteurs publics et porteurs de projets
Frédéric Marinet, architecte et créateur de la galerie La Maison Juste (Paris), relève néanmoins que la temporalité des projets citoyens ne concorde pas toujours avec la temporalité du politique, freinant la coopération entre les acteurs publics et la société civile. Tout en rappelant que de nombreux acteurs publics sont eux aussi contraints et en recherche de solutions pour soutenir les dynamiques citoyennes,
Nadia Bellaoui regrette l’absence d’une plus forte alliance entre les fonctionnaires et les responsables associatifs. Selon elle, l’alliance devrait être objective, quotidienne. En lieu de cela, « il y a comme une compétition non dite pour savoir qui est le plus engagé en faveur de l’intérêt général … ». Une forme de concurrence pouvant mener au blocage de projets d’utilité publique structurants pour le territoire, déplore Emma Bombola.
Sarah Rousseau se montre, quant à elle, très optimiste à cet endroit : un changement culturel et managérial serait à l’œuvre avec l’arrivée d’une nouvelle génération d’élus et techniciens locaux, plus ouverts à une véritable alliance avec la société civile. Elle perçoit que, peu à peu, leur rôle évolue de l’administration vers la facilitation : « aujourd’hui, ils doivent être les garants d’un cadre qui facilite l’organisation de la société civile pour coopérer avec les pouvoirs publics et, in fine, atteindre les objectifs. »
La coopération commence au sein même de nos écosystèmes
Enfin, les dernières interventions du débat permettent de questionner les dynamiques de coopération entre acteurs de l’ESS et entre tiers-lieux eux-mêmes. Xavier Ravot, responsable de l’Atelien, un atelier partagé à Bourg-en-Bresse, exprime qu’au sein même du secteur de l’économie sociale et solidaire et des tiers-lieux, existe une marge de progression en termes de coopération. Relatant sa propre expérience de montage de lieu, lors de laquelle il a dû se résoudre à se tourner vers un acteur de l’économie “classique” pour l’achat de ses machines, il suggère que les structures de l’ESS pourraient davantage faire appel les unes aux autres, si toutefois elles se connaissaient mieux. Il s’agirait ainsi de soutenir et faire vivre l’écosystème de l’ESS en premier lieu.
Certaines initiatives cherchent à répondre à cet enjeu. À titre d’exemple, l’incubateur d’innovation sociale Première Brique à Toulouse développe un programme d’accompagnement des coopérations par filière, visant la constitution de groupements d’entreprises de l’ESS d’une même filière en capacité de répondre à des marchés significatifs. Puis, Fadel Tchagouni, représentant du Global Forum for Social and Solidarity Economy au Togo, s’interroge sur la façon de renforcer la coopération entre les acteurs de l’ESS à l’échelle internationale.
Sur ce thème, Basile Ouedraogo, chargé de mission engagement et citoyenneté chez Solidarité Laïque, voit dans l’accueil de jeunes internationaux une façon pour les tiers-lieux de nourrir des liens avec des lieux partenaires à l’étranger. Aujourd’hui, le Service Civique permet aux jeunes français et aux étrangers résidant en France de réaliser leur mission à l’étranger. De plus, un principe de réciprocité permet aux structures françaises d’accueillir de jeunes volontaires venant d’un pays étranger partenaire, c’est-à-dire accueillant de jeunes volontaires français. Nadia Bellaoui voit dans ce « service civique de réciprocité » un moyen de progresser dans la coopération internationale et conclut que les tiers-lieux pourraient grandement contribuer à son développement.

Cet article est publié en Licence Ouverte 2.0 afin d’en favoriser l’essaimage et la mise en discussion.