Fiche de lecture

Tiers-lieux, la guerre des usages

Garages, travail, utopie, écologie urbaine… une relecture critique des résonances du concept de tiers-lieu aujourd’hui

6 novembre 2023

Dans cet essai, le designer Paul Emilieu Marchesseau et la chercheuse en sciences humaines et sociales Anne Plaignaud replacent le concept de tiers-lieu dans une histoire du design, du droit à la ville et de l’utopie, interrogent les bifurcations du concept dans des référentiels idéologiques différents et suggèrent d’autres lectures – écologiques, féministes – du tiers-lieu.

Paul Emilieu Marchesseau est designer de métier (Paul Emilieu Studio). Enseignant à l‘École Camondo, il s’est intéressé tour à tour à la fête et aux clubs contemporains (avec le groupe de recherche Post-Piper), aux friches et aux tiers-lieux, avec un regard qui se focalise sur l’espace et la manière dont son agencement détermine des usages et une politique de l’espace. Compagnon de route de la Biennale de Design de Saint-Etienne en 2017 – aux côtés notamment de Sylvia Fredriksson et Nicolas Loubet à qui une dédicace est faite dans le livre – Paul Emilieu Marchesseau trouve dans l’exposition “Fork The World” un terreau de réflexion au carrefour du design et des tiers-lieux, au prisme des mutations des mondes du travail et de la traduction spatiale de celles-ci. A l’aide de ses étudiants et étudiantes qui contribuent à documenter l’expérience et les débats qui en découlent, il pose les bases de cet ouvrage publié six ans plus tard, et dont le fil rouge est à trouver en cette phrase : “le tiers-lieu est une expérience spatiale qui par l’architecture intérieure peut être politisée, avoir de l’impact sur la co-construction de notre monde”. Paul Emilieu Marchesseau se positionne, et ne cesse de le rappeler au long de l’ouvrage, par rapport à son objet d’étude comme un designer, et dédie des sous-chapitres à interroger la posture du “designer”, “animateur” ou ‘concepteur” de tiers-lieu, se refusant à une pensée globalisante. La place du design dans les tiers-lieux et des tiers-lieux dans le design, est ainsi le cœur de son propos. L’ouvrage est co écrit avec la chercheuse en sciences sociales et politiques Anne Plaignaud, qui vient donner un champ historique et sociologique aux recherches préalables, avec notamment des apports issus des théories écologistes et féministes. 

Cet ouvrage, publié à la fin de l’été 2023, auto-édité grâce à une campagne de financement participatif, paraît dans un temps fort de la littérature dédiée aux tiers-lieux, en parallèle de l’Abécédaire des Friches Culturelles coordonné par Fabrice Lextrait et Marie-Pierre Bouchaudy (septembre 2023) et de Nos tiers lieux : défendre les lieux de sociabilité du quotidien d’Antoine Burret (novembre 2023), signe que les tiers-lieux sont à un moment d’intense réflexivité dans leur histoire, et ce, à la croisée des disciplines. L’usage, cause d’une “guerre” si l’on s’en réfère au titre, compose le concept central ainsi que le pivot du chemin de pensée de l’ouvrage. En effet, sa polysémie – sociale comme sémantique – est mise à profit pour articuler les idées de leurs co-auteurs, depuis l’histoire du design, des sciences sociales et de la récente histoire du design des politiques publiques afférentes aux tiers-lieux en France. 

Ethique du designer en tiers-lieu : “danser avec la norme”

Une grande partie de l’ouvrage est ainsi dévolue à la place du design et de l’agencement spatial dans la politisation d’espaces partagés – ou, comme le dirait Nicolas Détrie, directeur de Yes We Camp, au sujet de son métier de concepteur et d’animateur de tiers-lieux : “la manière de générer des configurations sociales à partir de configurations spatiales”. La posture du designer face à l’objet tiers-lieu est ainsi interrogée dans une éthique du design, attentive à ne pas sur-designer, afin de ménager les marges à l’appropriation et permettre la manoeuvre nécessaire à la révélation d’usages non programmés, issus de la communauté du tiers-lieu, dès lors que, comme le formule la philosophe Joëlle Zask : “lieux et usages s’impliquent donc mutuellement. De même qu’un lieu pluralise les usages, les usages font advenir un lieu. L’histoire des lieux et celle des usages sont donc communes.” ZASK, J. (2018), Quand la place devient publique, Lormont, Le Bord de l’Eau, 185p.  Le designer de tiers-lieu est alors celui qui “danse avec la norme” – “Le designer, l’architecte, le planificateur, le programmiste, l’urbaniste, l’usager ou encore le politique en prise avec le tiers-lieu devra donc aller à contre-courant de ses méthodologies habituelles et plutôt révéler les usages existants et les accompagner” – comme le propose un chapitre aux développements intéressants, s’appuyant sur le “Permis de Faire” de Patrick Bouchain et les méthodologies de permanence architecturale et de programmation ouverte. Le sous-chapitre “Animer l’espace et le temps : donner de la valeur à l’usage” montre comment le tiers-lieu vient donner sens à la notion de valeur d’usage, tout en positionnant des points de vigilance face à la tentation d’intensifier les usages par l’hybridation à l’oeuvre au sein des tiers-lieux comme “lieux à très forte valeur d’usage, c’est-à-dire optimisables au maximum pour y déployer l’éventail le plus large possible d’usages sur le laps de temps et d’espace le plus réduit possible. La limite n’est plus l’espace et le temps : la seule limite est l’épuisement de ceux-ci par saturation des temps d’usage”. Nous pourrions ajouter que la limite à l’intensité d’usage est sans doute également à trouver dans les capacités et moyens des concierges de tiers-lieux, souvent pris en étaux entre l’ouverture des possible de ces lieux d’hybridation et la précarité de leurs moyens réels pour les faire advenir ou, pour le dire autrement, l’espace et le temps ne sont pas les seuls limites aux potentiels de transformation sociale des tiers-lieux. Le tiers-lieu devient un objet de réflexion sur le métier de designer et son éthique de l’espace, ouvrant sur une liste de questions non résolues : “Le tiers-lieu est-il dans la norme, suit-il les lois ? Subvertit-il la norme, et si oui, en invente-t-il de nouvelles, invente-t-il ses propres lois ? Est-ce le rôle d’un tiers-lieu de subvertir la norme, sociologique comme juridique ; et si c’est un rôle, est-ce une subversion ou une normalisation de la subversion ? Normaliser, est-ce offrir un cadre pour exister, ou bien est-ce récupérer pour étouffer ?” 

La guerre du langage

Mais le vocable “usage” résonne de manière polysémique dans l’ouvrage, avec de nombreux développements attentifs aux usages sémantiques du concept de tiers-lieu et ses nombreuses bifurcations, en fonction du référentiel (territorial, disciplinaire, sociologique…) avec lequel il est appréhendé et de la diversité des acteurs qui composent ce mouvement – d’autant que sa définition reste ductile. “Le tiers-lieu est donc pris dans une collusion d’idéologies contradictoires, se manifestant dans une guerre d’intérêts, qui se transpose elle-même en guerre des usages (commerciaux, administratifs, libertaires, urbanistiques…). Si le tiers-lieu désigne à son origine un concept univoque, un ensemble relativement homogène, il est aujourd’hui soumis à des tensions qui obligent ses concepteurs et usagers à spécifier leur type de tiers-lieu, et donc à spécifier leur camp dans la guerre des usages qui fait rage.” Aussi l’ouvrage entend-il procéder à une “généalogie” de ces usages, en replaçant le concept de tiers-lieu dans une histoire plus longue, et en le mettant en perspective dans l’histoire des idées, en allant piocher tant du côté de l’écologie urbaine, des théories féministes, du droit à la ville, de l’histoire de l’utopie, du logiciel libre… En barthésiens, ses auteurs interrogent également les figures et mythologies contemporaines, comme le garage californien (le garage des parents de Steve Jobs à Los Altos compose l’illustration de la première de couverture), berceau du faire LALLEMENT, M. (2015), L’Âge du faire. Hacking, travail, anarchie, Le Seuil, 448p., de l’homo faber, du DIY, oscillant entre deux idéologies contraires : le garage libertaire des makers et le garage libéral de la Silicon Valley. 

Une relecture critique de la pensée de Ray Oldenburg IDELON, A (2023), Une relecture de The Great Good Place de Ray Oldenburg, Observatoire des Tiers-Lieux est également au coeur de l’ouvrage, revenant sur le contexte socio-urbain prévalant à l’émergence du concept (un aménagement basé sur le zonage monofonctionnel dans les suburbs américaines et l’uniformisation de l’espace urbain), positionnant le tiers-lieu comme antidote aux mouvements d’isolation sociale, la perte de lieux de sociabilité et de discussion, et en capacité de désigner des “sensorialités communes retrouvées”. Cette relecture achoppe sur l’ambiguïté du concept de tiers-lieu positionné par Ray Oldenburg : “oscillant sans cesse entre une attitude neutre – la démocratie est ce que l’assemblée décidera selon ses besoins propres – et volonté politique critique – le tiers-lieu se doit de réparer une aliénation moderne qu’il faut interroger – le tiers-lieu laisse la porte ouverte à une multiplicité de pratiques, d’usages et de conception (…) Ce schisme interprétatif entre “auto-détermination” et “indétermination” a donné lieu à la multiplication des investissements idéologiques autour du tiers-lieu (…) jusqu’à devenir un porte-étendard aussi bien libertaire que consumériste ou encore administratif.” En recensant les différentes réceptions du concept de tiers-lieu dans l’histoire, et sans sembler prendre parti, les auteurs de l’ouvrage mettent à plat une cartographie des différentes résonances du tiers-lieu ainsi les “forks irréconciliables” (du tiers-lieu de Movilab au tiers-lieu de Starbucks) qui en émergent. 

Inventer d’autres bifurcations

L’ouverture de l’ouvrage – au gré du chapitre 6 (titré “Pour une réinvention écologiste et féministe du tiers-lieu”) – est un apport important à la littérature critique dédiée au concept de tiers-lieu en proposant une lecture de celui-ci au prisme des pensées féministes, du care et de l’écologie politique, comme autant de “nouvelles bifurcations” appelant les tiers-lieux à une vigilance renouvelée à la non-reproduction des mécanismes de domination à l’œuvre dans l’espace social. Une manière de reconsidérer la portée politique des tiers-lieux à une époque de crises (démocratique, géopolitique, écologique, sociale…) en cascades. Ainsi, si l’ouvrage revendique de ne jamais se porter au-delà des prismes conjugués du design et des sciences sociales, il échoue en un certain sens dans cette promesse mais note la littérature dédiée aux tiers-lieux d’un regard neuf sur ce moment tiers-lieu que nous vivons, et suggère des clés de lecture nouvelles, outillant praticiens, praticiennes et parties-prenantes à se positionner dans un mouvement pluriel, en mouvement constant, ouvert aux bifurcations. 

Cet article est publié en Licence Ouverte 2.0 afin d’en favoriser l’essaimage et la mise en discussion.