Pour faire face aux urgences écologiques et sociales que traverse la société, de nombreux projets de tiers-lieux émergent et cherchent à proposer des modes de vie plus vertueux, basés sur des modèles frugaux. En prenant place au sein de sites patrimoniaux vacants, les tiers-lieux permettent leur réouverture, leur entretien et renforcent leur attractivité, tout en donnant vie à un projet de territoire où le bâti reprend tout son sens. Mais cela n’est pas sans difficulté. Alors quels outils et moyens peut-on déployer pour dépasser, sans les nier, les difficultés rencontrées dans les projets de tiers-lieux en site patrimonial ? Intervenants : Delphine Aboulker (École de Chaillot), Mathias Rouet (Plateau Urbain), Francis Tanguay-Durocher (Entremise – Montréal), Charlotte Vergély (Architecte du patrimoine) ; Animation : Yolaine Proult (France Tiers-Lieux).
En 2022, le Loto du Patrimoine, ce dispositif lancé par l’État en 2018 pour tenter de redonner vie à des bâtiments historiques en France, retient parmi les 18 projets lauréats, la Colonie pénitentiaire de Belle-Île-en-Mer, dans le Morbihan. C’est dans les 1000m2 de ce lieu où, pendant près de cent ans, sont enfermés de jeunes détenus, que l’association Propice veut créer « un tiers-lieu insulaire ». Grâce au chèque de 500 000 € obtenu par le Loto, le pénitencier à l’histoire jalonnée de violences peut espérer devenir le lieu d’une émancipation, d’un lien social renouvelé. Mais trois millions d’euros restent à trouver pour financer la transformation du bâtiment : « Un projet de tiers-lieu permet de réouvrir des sites, souvent restés vacants, en préfigurant ses usages avec les habitants. Il prend parfois la forme d’une occupation temporaire, qui ne doit pas occulter les investissements nécessaires à la réhabilitation du bâti. Le tiers-lieu ne peut être considéré comme une occupation au rabais ». C’est sur ces mots que Yolaine Proult, directrice générale de France Tiers-Lieux, conclut le récit du projet. À ses côtés, les intervenants à qui elle cède la parole prolongent la réflexion, car les enjeux de temps long et de modèle économique sont bien les pierres angulaires de la conférence inversée qui les réunit en ce jeudi 10 octobre, intitulée « Faire tiers-lieux dans un site patrimonial ». Celle-ci se propose ainsi de croiser l’objectif de « Réinventer le patrimoine », un programme lancé en 2020 et porté par Atout France, la Banque des Territoires, l’Agence nationale pour la cohésion des territoires et le ministère de la Culture, avec la dimension tiers-lieu.
Renouveler les usages
En ouverture de la conférence inversée, Delphine Aboulker, directrice adjointe de l’École de Chaillot, pose d’emblée la dimension d’urgence. Il y a d’abord, dit-elle, l’urgence à sauvegarder les bâtiments : « un grand nombre sont en péril et les ressources de l’État diminuent ». Désindustrialisation, démilitarisation, baisse de la pratique religieuse, rationalisation des espaces : le nombre de bâtiments vacants, propices à un renouvellement d’usage, est considérable.
Le dérèglement climatique et l’effondrement de la biodiversité sont une autre urgence : devenue nécessaire dans ce contexte, la sobriété foncière impose de moins construire et, partant de ce constat, de se demander « comment réinvestir le patrimoine vacant civil, militaire, hospitalier, monumental, etc. ». La loi Climat et résilience de 2021 a permis de poser un cadre légal et des objectifs pour atteindre la « zéro artificialisation nette des sols » (ZAN) d’ici à 2050. Il s’agit donc d’inventer de nouveaux usages, un objectif que les tiers-lieux se donnent par nature. C’est en effet dans ces lieux que se testent des programmations et s’hybrident des publics, des activités et des modèles économiques, souligne Delphine Aboulker. « Il s’agit d’expérimenter des usages plutôt que de programmer, de mettre en mouvement plutôt que de se contenter de sauvegarder, d’activer plutôt que d’inaugurer », ainsi qu’y enjoint aussi le manifeste du programme « Réinventer le patrimoine. »
Mémoire vivante
Loin d’effacer les usages historiques d’un lieu, l’approche « tiers-lieu » invite au contraire à en accueillir la mémoire et trace une continuité. Tout un axe de la conférence inversée s’articule ainsi autour de la question de l’histoire du bâtiment : comment le réinvestir sans le trahir ? Pour Mathias Rouet, cofondateur et directeur des études de Plateau Urbain, inventer de nouveaux usages revient en fait à redécouvrir le lieu et à s’en réapproprier l’histoire. Des milliers de Parisiens sont nés à la maternité de Saint-Vincent-de-Paul mais bien peu avaient pu y revenir avant que n’ouvre Les Grands Voisins, illustre Mathias Rouet. Le renouvellement des usages s’est fait avec la conscience du caractère « essentiel » de l’ouverture du lieu et « l’exigence » d’accueillir du public pour que la mémoire du lieu et la mémoire des personnes qui l’ont traversé se rejoignent. La dimension d’ouverture se double d’un enjeu de transmission. Pour autant, cette attention au vécu ne fige pas le lieu dans son histoire. « Il s’agit plutôt de recréer une communauté », souligne Mathias Rouet.
L’exemple d’un couvent du 14e arrondissement de Paris dans lequel est intervenu Plateau Urbain est à ce titre éclairant. Avec les sœurs franciscaines qui occupaient le lieu, « il a fallu construire une confiance ». C’est ce qu’ont permis la programmation culturelle et la rencontre avec le public : « Les sœurs se rendaient compte que le lieu vivait, elles en étaient heureuses ». Et c’est ainsi que le premier événement que le couvent a accueilli a été le festival des Fiertés : la continuité de la mémoire peut ainsi s’envisager avec irrévérence et créativité.
Porteurs d’histoire
Au patrimoine matériel peut se superposer un patrimoine immatériel — celui-ci se retrouvant bien souvent dans le bâti. Mais parfois, l’épaisseur historique d’un lieu est trop lourde pour qu’une continuité d’usages soit possible, tient à rappeler Charlotte Vergély, architecte du patrimoine. « Il est très difficile d’envisager la reconversion du patrimoine de la souffrance. Des prisons et des mines ont dû être démolies parce que l’histoire de ceux qui ont vécu là était trop chargée ». Remonter cette histoire et comprendre ce qui, dans le bâtiment et son environnement, la caractérise, est une longue aventure. Car les couches de mémoire du lieu ne se dévoilent pas immédiatement. Face aux conflits que peut générer la lecture du passé du bâtiment et ce qui l’entoure, « la clef est d’avoir un architecte du patrimoine avec soi, d’emblée, avant d’inventer les nouveaux usages », signale Mathias Rouet. Il faut ainsi embarquer avec soi les architectes des bâtiments de France (ABF), ces « gardiens de la mémoire » rattachés au ministère de la Culture. La dimension collective est ici primordiale : « Il faut fabriquer cet endroit commun pour réussir à investir le bâtiment. »
Si, pour Charlotte Vergély, « mettre l’analyse du bâtiment au cœur du projet impose un diagnostic complet et un schéma directeur » et rend donc indispensable le dialogue avec les ABF », celui-ci peut être conflictuel. C’est ce que sous-tendent les propos d’une participante de la conférence inversée : « La place des ABF n’est pas toujours comprise aujourd’hui, ils peuvent être perçus comme étant en position de contrôle. Pour eux, les tiers-lieux sont encore des ovnis, il y a un vrai plaidoyer à faire pour assouplir les approches et les réglementations ». Leur intervention peut être d’autant délicate qu’elle est susceptible de mettre un terme à un projet qui serait considéré comme destructif pour le bâtiment. D’où la nécessité d’envisager ces acteurs comme des membres à part entière de l’équipe pour les intégrer en amont du projet. Ainsi la transformation du bâtiment induit-elle aussi des transformations dans la manière de faire projet et de collaborer. Delphine Aboulker en témoigne : la phase de diagnostic doit être collective, entre architectes et porteurs de projets de tiers-lieux, pour « permettre de réfléchir aux usages avec les territoires, avec les architectes, les architectes des bâtiments de France, les conservateurs régionaux des Monuments Historiques, les acteurs locaux, les associations locales… »
Des modèles économiques fragiles
La diversité des sources de financement procède aussi de ce travail commun : la pluralité de l’approche et son inscription dans des enjeux multiples, à la croisée des champs culturel, écologique ou économique, façonne un modèle économique tout aussi singulier. À titre d’exemple, des chantiers d’insertion par le patrimoine fleurissent aujourd’hui en France et permettent d’accéder à certains crédits des ministères de la Culture et du Travail. Si la dimension patrimoniale des bâtiments entraîne des contraintes importantes pour le phasage du projet, avec des délais rallongés par l’intervention d’experts, elle peut permettre de bénéficier d’un soutien. « Les différents niveaux de protection des bâtiments, inscrits ou classés, amènent des subventions en fonction du régime et du degré de protection », confirme Delphine Aboulker. Pour autant, les coûts d’investissements nécessaires à la réhabilitation parviennent rarement à être couverts par un modèle d’exploitation de tiers-lieu, qui a vocation à offrir des services d’intérêt général.
Comment créer un modèle économique stable dans un lieu dont les coûts d’entretien et les charges courantes augmentent sans cesse ? La tentation est grande de dessiner un projet qui exploite le lieu à son maximum et tire pleinement parti du potentiel des bâtiments. « Mais on n’a pas forcément envie d’un modèle économique extractiviste qui fait de toutes les parties du bâtiment des ressources économiques potentielles. Des espaces doivent pouvoir être laissés à l’incertitude et donc aux communs », raisonne Mathias Rouet. La direction d’un site patrimonial requiert ainsi une certaine minutie dans la gestion de ses usages. « Cela demande à la fois un pragmatisme vis-à-vis du modèle d’exploitation sur deux ans pour être en mesure d’ajuster, et une compréhension du monument et de ses possibles réhabilitations pour aller vers une seconde économie. »
Lieux de coopération
La question qui conclura l’échange sera donc « à la fois très simple et très complexe » : « comment convaincre les municipalités de laisser les clefs d’un bâtiment patrimonial vacant ? ». Au local, mobiliser des soutiens est certainement un « énorme défi » admet Francis Tanguay-Durocher, directeur général d’Entremise à Montréal. Au Canada, où il est pionnier de l’urbanisme transitoire, il est directement confronté à la méfiance des élus. « C’est de l’apprentissage, souligne-t-il. Il faut trouver les bons interlocuteurs, organiser des visites et être inspirant sans voir trop grand pour ne pas terrifier. » La prudence est ainsi une première stratégie : la confiance se noue peu à peu et les projets se déploient ainsi à demi-mots. Pour Mathias Rouet, une autre stratégie est possible : donner au contraire « un cadre solide à ce qui va se passer, l’expliciter juridiquement et proposer des moments de suivi et de bilan réguliers avec la collectivité. Je crois très fort aux protocoles d’expérimentation qui permettent d’embarquer », souligne-t-il.
Mais il ne s’agit pas tant de convaincre que de se mettre à l’écoute, rappelle Mathias Rouet. Non seulement à l’écoute des élus, avec des entretiens pour mieux les comprendre et s’acculturer à la manière d’envisager et d’habiter les lieux des uns et des autres, mais aussi à l’écoute des habitants. Car si la sauvegarde des bâtiments est une manière de les maintenir en vie, comme le rappelait Charlotte Vergély au début de son intervention, cette vie est évolutive et peut s’enrichir des relations qui se reconfigurent par eux.

Cet article est publié en Licence Ouverte 2.0 afin d’en favoriser l’essaimage et la mise en discussion.