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ESS, coopératives, associations, éducation populaire, tiers-lieux : quelles alliances ?

D’une logique de la compétition à une
culture de la coopération

30 juin 2025

83% des tiers-lieux ont des partenariats avec des acteurs publics, 50% avec des acteurs de l’enseignement, 47% avec des structures de l’insertion dans l’emploi. Ces chiffres, issus du recensement 2023 de l’Observatoire de France Tiers-Lieux, sont éloquents. Mais de quelle nature sont ces alliances ? Comment se structurent-elles et avec quels co-bénéfices pour les partenaires ? Comment aller plus loin et engager d’autres acteurs ? Intervenants : Maxime Baduel (Délégué ministériel à l’ESS), Chahin Faïq (Secrétaire général des Licoornes), Agnès Gaigneux (Gérante des Imaginations Fertiles) ; Animation : Rémy Seillier (France Tiers-Lieux).

Les porteurs de tiers-lieux nous disent souvent : on aimerait aller plus loin pour contribuer au changement social et sociétal mais on fait face à une forme d’épuisement, chacun essayant de creuser son sillon. Alors l’enjeu pour chacun d’entre nous semble être de parvenir à sortir de nos silos respectifs, à faire ensemble pour peser collectivement ». Ainsi Rémy Seillier, directeur général adjoint de France Tiers-Lieux, amorce-t-il cette conférence inversée. « ESS, coopératives, associations, éducation populaire, tiers-lieux : quelles alliances ? » interroge la thématique de l’échange. Les intervenants, face à une centaine de personnes présentes dans la salle, portent chacun des enjeux différents, parfois contradictoires, qui font toute la complexité et la fertilité des alliances. Car le besoin de transformer la société ne s’affranchit pas de l’importance du débat et du compromis. Bien au contraire. Pour que les alliances à venir ne fassent pas le lit de nouvelles logiques de domination et ne reproduisent pas des mécanismes déjà à l’œuvre, elles doivent se fonder sur un partage équitable des contraintes et des intérêts. L’équilibre, surtout en temps de crise, est précaire. Alors comment le renforcer ?

Dynamiques réciproques

Si leur modèle économique, leur taille ou le territoire où elles sont implantées sont d’une grande diversité, les structures de l’ESS partagent des valeurs communes. Elles tendent, face aux défis économiques, sociaux ou environnementaux, à formuler des réponses allant dans le sens de la solidarité, de la participation citoyenne et de l’ancrage local. Au « projet de porter la vision d’une économie démocratique au service des intérêts généraux » que défendent les Licoornes, dans les mots de Chahin Faïq qui en est le secrétaire général, répondent « l’engagement citoyen, la démocratie économique et la transition environnementale » qui caractérisent l’ESS d’après Maxime Baduel et « l’objectif de répondre à des besoins de territoire », autour notamment des problématiques d’emploi et d’insertion en quartier prioritaire de la ville (QPV), ajoute Agnès Guaigneux à propos des Imaginations Fertiles.

Le partage de ces valeurs se retrouve dans la mutualisation des efforts consentis par les acteurs de terrain : la transformation de la société exige d’agir en concertation. Au-delà de la pratique, c’est aussi par le discours que se construit l’engagement collectif. La question du pourquoi est ainsi, pour Chahin Faïq, « la seule question qu’on doit se poser ». « Qu’est-ce qui fait qu’on veut construire des alliances ? L’enjeu est de savoir quelles valeurs on défend, quel projet de transformation sociale on porte. » On ne peut pas faire l’économie de cette question, poursuit-il : « C’est un point de clarification à faire à l’intérieur de nos structures, de nos réseaux, et au-delà. »

Vers des transformations sociales

L’impression de partager les mêmes valeurs ne suffit pas. Il convient de les désigner et de les confronter, poursuit Clément Lavault, cofondateur de La Bricole à Autun. Car il est nécessaire de comprendre dans quelle histoire elles s’inscrivent, de quels champs elles relèvent. À l’instar de l’éducation populaire, dont « l’histoire racontée et transmise » est aussi importante que « l’ensemble des processus et des valeurs » qui la définissent.

Pour le sociologue Christian Maurel, cité par Clément Lavault pour définir la notion, l’éducation populaire renvoie à des « missions essentielles » (2023) parmi lesquelles la conscientisation, l’émancipation, l’augmentation de notre puissance individuelle d’agir, la contribution à la création d’un imaginaire social ou la contribution à la transformation radicale des rapports sociaux et des individus eux-mêmes. En effet, « le modèle de société alternatif » que les alliances permettent de faire émerger ne peut se façonner qu’avec « de l’intelligence collective et un nouvel imaginaire social. » Ce travail collectif suppose néanmoins une réflexivité sur ses propres valeurs. Charge à chaque structure de « revenir sur ses identités et son histoire » souligne François Moreau (CRESS Occitanie). Les coopérations se (re)
construisent au gré des croisements entre les modèles des structures et leurs évolutions dans le temps.

« Aujourd’hui, on est sorti du moment de défiance entre tiers-lieux et Maisons de la jeunesse et de la culture (MJC), et on est sorti aussi des moments de « nous on était des tiers-lieux avant l’heure » du côté des MJC. Les dialogues se sont construits », cite ainsi en exemple Clément Lavault. L’éducation populaire donne des outils pour s’assurer de la compréhension mutuelle entre les acteurs. « On ne se saisit pas assez de l’éducation populaire, renchérit Chahin Faïq. Il faut qu’on s’en approprie les codes pour accompagner : l’information, la formation et la sensibilisation sont nécessaires ». C’est par ce type de démarche que se construit la confiance et se développe l’esprit de coopération.

Le maillon local

La volonté est déjà là : partout sur le terrain, aux échelles locales comme nationale, les exemples de coopérations fructueuses fourmillent. C’est notamment le cas dans les zones en tension, comme les quartiers prioritaires de la ville (QPV) ou les territoires ruraux, où les enjeux d’accès à l’alimentation, l’éducation ou l’emploi sont majeurs et nécessitent des coopérations importantes avec des dispositifs d’action facilement mobilisables. Les Pôles territoriaux de coopération économique (PTCE), dans cette optique, permettent depuis 2013 « de réunir autour de la table différents acteurs pour travailler à l’échelle d’un territoire et répondre à des besoins de manière innovante », explique Maxime Baduel.

Le Labo de l’ESS identifie deux cas de figures : la construction d’un PTCE autour d’un tiers-lieu et la construction d’un tiers-lieu dans le cadre d’un PTCE. Les Imaginations Fertiles à Toulouse, dirigé par Agnès Gaigneux, relève du premier. Ce tiers-lieu coordonne aujourd’hui, sous le statut de société coopérative d’intérêt collectif (SCIC), soixante-dix acteurs, qui grâce aux fonds obtenus dans le cadre de la première vague de l’appel à projets PTCE, en 2013, ont pu « passer du temps sur de la coopération et des projets transverses. »

Des « évidences territoriales »

Comme dans le cas des PTCE, les tiers-lieux peuvent faire atterrir les alliances, et notamment celles des coopératives des Licoornes : les transformations auxquelles elles appellent de leurs vœux nécessitent « des évidences territoriales et de valeurs » dans lesquelles s’ancrer, pour reprendre les mots de Chahin Faïq. Ainsi, c’est par proximité géographique et, pourrait-on dire, éthique, que la coopérative Enercoop Midi-Pyrénées participe au développement du tiers-lieu agroécologique Le 100e Singe par exemple : les alliances existent dans cette logique de partage. Agnès Gaigneux donne un autre exemple des « évidences territoriales » à favoriser : la Conciergerie solidaire permet, notamment à Toulouse, de développer la mise en lien des entreprises du territoire, des structures de l’ESS et des habitants du quartier. L’importance du terrain se retrouve aussi dans les modèles de financement. C’est le cas du sociétariat croisé dont Agnès Gaigneux souligne qu’il « fait aussi effet de levier et solidifie les structures ». Les Imaginations Fertiles a ainsi pu bénéficier du soutien d’une autre entreprise de la région, Citiz Occitanie, dont le prêt d’argent via le compte courant d’associé a permis de redresser la barre.

Akira Lavault, cofondatrice de la Maison Glaz, a aussi fait l’expérience de la coopération entre son tiers-lieu et des organismes de formation. La Maison Glaz, située sur le littoral breton, a en effet remporté l’appel à projets DEFFINOV dédié à la formation professionnelle. Le projet a facilité la création d’un groupement d’employeurs et, par là, « une mise en commun extrêmement concrète, comme le partage de salariés, et la circulation de manières de faire. »

Une culture de la coopération

La question de l’alliance, stratégique au départ, peut ainsi faire naître une véritable culture de la coopération entre acteurs d’un territoire. C’est le troisième axe de l’échange : comment transformer les mentalités pour favoriser les alliances. Comment, autrement dit, passer d’une dynamique de compétition à une logique de coopération. Pour Odile Kirchner, présidente cofondatrice de La Palanquée, cela passe par des mesures : « 200 PTCE depuis 2013, c’est peu, pointe-t-elle. Il faut faciliter les actions en commun des acteurs du territoire de manière beaucoup plus large. » De fait, « il y a un vrai besoin de financements pour les temps d’ingénierie, souligne Agnès Gaigneux, d’autant que les montages juridiques sont complexes dans les tiers-lieux ». Comme dans le cas du PTCE, la structuration de l’alliance par le statut de SCIC représente une dynamique intéressante.

Bien identifié par l’auditoire de la conférence, il fait l’objet de discussions autour des réactions négatives qu’il peut susciter. L’un des participants à l’échange témoigne : « J’ai été confronté dans mes précédentes expériences à une grande défiance des collectivités et des associations : le statut privé rend difficile la perspective de prendre des parts sociales dans les SCIC et il en va de même des associations qui sont dans une optique de non-lucrativité ». Agnès Gaigneux y a aussi été confrontée : « Dans notre cas, il a fallu des mois d’instruction pour qu’une fondation accepte de financer notre SCIC. C’est un vrai sujet. » La question de la sensibilisation des parties prenantes est ici particulièrement prégnante. Maxime Bonduel va plus loin : « Il faut d’une part encourager les acteurs qui répondent à une commande publique à le faire en consortium, et d’autre part favoriser la dynamique de co-construction avec les donneurs d’ordre. C’est l’échange que l’on a avec le donneur d’ordre dans une logique descendante qu’il convient de faire évoluer. Il faut plus de souplesse, tout simplement », conclut-il en citant les appels à manifestation d’intérêt (AMI), « qui permettent d’avoir une candidature sur un besoin précis et de travailler ensuite pour modifier à la marge le projet ».

Faire commun

Mais dans un contexte de baisse des financements publics, le cadre concurrentiel est particulièrement exacerbé, ce qui influe sur la forme des dispositifs de soutien public, notamment par l’intermédiaire des appels à projets (Dudignac C., 2024). Certains acteurs locaux se trouvent ainsi en concurrence, sur leur territoire, avec des lauréats nationaux. Une concurrence qui s’étend à l’ensemble des structures dans le cadre de certains appels à projets et contribue à l’épuisement. « Comment faire pour modifier cette culture de la compétition ?, interroge aussi Odile Kirchner. Je pense aux contrats de ville. Chaque structure doit déposer ses projets à titre individuel. Si on nous poussait à nous regrouper, on pourrait apporter des solutions aux habitants beaucoup plus larges et systémiques. » Le développement de réseaux, coopératives d’activités et d’emploi (CAE), groupements d’employeurs ou consortiums participe de cette logique de synergie et de mise à l’échelle.

Aussi, ajoute-t-elle, « je voudrais parler des appels à communs ». Ce dispositif, porté par France Tiers-lieux, l’Association Nationale des Tiers-lieux, l’ADEME, l’ANCT et la Fabrique à Communs s’affirme en effet comme l’un des possibles pour créer et diffuser des ressources ouvertes et partagées. « Je note aussi qu’avec le programme DEFFINOV, poursuit Odile Kirchner, on nous a incités à créer des consortiums avec d’autres acteurs. Il faut aller plus loin et continuer d’encourager cette culture de la coopération dans les dispositifs publics. » Une culture que les tiers-lieux, note Maxime Baduel, contribuent tout particulièrement à déployer, en s’appuyant sur les acquis de l’éducation populaire. « Qu’il s’agisse de dynamisme économique local, de déploiement des solidarités, de renforcement de la cohésion sociale, de vitalité culturelle, les tiers-lieux façonnent le meilleur du monde d’aujourd’hui en préparant celui de demain » conclut-il ainsi.

Cet article est publié en Licence Ouverte 2.0 afin d’en favoriser l’essaimage et la mise en discussion.