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Quels modèles économiques pour les tiers-lieux ?

Comment poursuivre une mission d’intérêt général malgré des modèles économiques hybrides et un contexte budgétaire contraint ?

26 juin 2025

Soutenus par les collectivités, les tiers-lieux sont attendus au tournant pour tisser du lien social entre les habitants, au sein des territoires. Or, les subventions, non de fonctionnement mais par projet, couvrent rarement les services non marchands réalisés à destination des habitants et du territoire, malgré une charge importante en termes de temps et de moyens. Un décalage qui doit être compensé par la vente de biens et de services, parfois à rebours de cette mission d’intérêt général. Dans un contexte budgétaire contraint tant au niveau local que national, comment articuler équilibre économique et missions d’animation territoriale et de création de lien social ? Intervenants : Laura Aufrère (La Main, Foncièrement culturelle), Arnaud Bonnet (Agence nationale de la cohésion des territoires), Emmanuel Doudat (Région Centre-Val de Loire), Clayre Pitot et Élise Armentier (Bouillon Cube) ; Animation : Cédric Mazière (Co-fondateur de CitéCoop (ex-Oasis21)

Cédric Mazière, administrateur de l’Association Nationale des Tiers-Lieux (ANTL), cofondateur de la coopérative Oasis 21 (désormais CitéCoop), et désormais gérant de trois tiers-lieux dans le 19e arrondissement de Paris, modérateur de l’échange, rappelle que les collectivités territoriales, et en particulier les conseils régionaux, ont un rôle de soutien à l’animation territoriale et de création de lien social. Ce que confirme Emmanuel Doudat, conseiller du président du Conseil régional de Centre-Val de Loire, où il pilote la stratégie tiers-lieux. Celui-ci indique les trois ambitions de sa Région concernant les tiers-lieux : le maillage, via la formation, « avec l’objectif d’avoir un tiers-lieu par bassin de vie » ; la non-concurrence avec d’autres structures existantes (marchandes ou de l’économie sociale et solidaire (ESS) ; la revitalisation d’espaces en ville et de villages.

Ainsi, la Région Centre-Val de Loire s’est donnée comme mission « d’organiser, faciliter et légitimer ces projets qui ont vocation à créer du flux, à être des leviers de coopération par les valeurs de l’économie sociale et solidaire, en posant les questions d’impact et de modèle économique ». Pour Emmanuel Doudat, aujourd’hui ces lieux « font partie de l’échiquier, au même titre que l’emploi des usines ». D’où la nécessité d’une structuration et d’une organisation du secteur par la collectivité, qui, dans sa Région, a eu lieu par phases : une identification des tiers-lieux sur le territoire, leur « critérisation », et la construction d’un réseau régional afin de « professionnaliser et de monter en compétences sur les questions de modèle économique et de participation au développement d’un territoire ». Du reste, cela permet aux tiers-lieux de n’avoir qu’une seule porte d’entrée pour solliciter des financements.

Structuration et soutiens publics, du local au national

Pour Arnaud Bonnet, qui dirige le programme « Nouveaux lieux, nouveaux liens » à l’Agence nationale de la cohésion des territoires (ANCT) et ses dispositifs associés Manufactures de proximité et Fabriques de territoire, cette dynamique révèle « la densité et la rapidité du maillage et du développement des tiers-lieux sur le territoire ». Un écosystème depuis structuré autour du GIP France Tiers-Lieux et des réseaux régionaux et leurs 35 équivalents temps-plein (ETP), et encouragé par des moyens financiers. « La politique tiers-lieu, c’est 200 millions d’euros sur 5 ans », souligne celui qui a aussi cofondé et dirigé le réseau Bretagne Tiers-Lieux. On y compte notamment 45 millions d’euros sur Fabriques de territoire, ainsi que 30 millions d’euros pour les Manufactures de proximité, dans le cadre de France Relance, pour soutenir des lieux dédiés à l’artisanat. Ces dispositifs ont d’innovant leur financement en fonctionnement, pour les deux programmes, et en investissement et ingénierie pour les Manufactures de proximité. Pour quelle efficacité ? Une évaluation récente du dispositif Fabriques de territoire par l’Agence Phare souligne sa réussite sur trois points : le maillage territorial, avec 55% des lieux soutenus dans des communes de moins de 20 000 habitants, 33% dans des zones de revitalisation rurale ; la diversité des tiers-lieux, le cadre de l’AMI était volontairement ouvert pour que les projets répondent aux besoins territoriaux identifiés ; et leur valeur socio-économique, même sur des territoires fragiles.

Toutefois, dans le contexte budgétaire actuel contraint, Arnaud Bonnet souligne l’importance d’un soutien partagé avec les régions, les départements, et de cofinancements via des dispositifs de droit commun existants dans les autres ministères, « sur les volets travail, culture, etc. », et le Fonds européen de développement régional (FEDER) ou Fonds social européen (FSE+), sollicités avec succès par l’écosystème et les structures de l’ESS. Une logique de cofinancement que rejoint Emmanuel Doudat. Celui-ci propose à ses porteurs de projets des crédits de droit commun existants (subventions, FEDER, FSE+), et fait dialoguer les différentes directions de la Région pour solliciter d’autres lignes de financement – « plus seulement la culture et le numérique, mais aussi l’agriculture ou la santé ». La Région Centre-Val de Loire a ainsi lancé un Appel à manifestation d’intérêt (AMI) en trois volets – formation à l’engagement ; information et orientation ; « le faire et le produire » – qui a aussi permis de faire remonter les projets. De son côté, Arnaud Bonnet en appelle jusqu’à la « coresponsabilité », avec « un rôle accru des maires », pour favoriser leur pérennité économique en identifiant en amont les éventuelles situations difficiles, et débloquer au plus tôt les « leviers publics en ingénierie, en fonctionnement, en dispositif. »

Des réalités économiques en décalage avec les ambitions

De l’autre côté du spectre, ces dispositifs et moyens sont bien connus des équipes de tiers-lieux. Toutefois, certains de ces financements ciblent des projets, qui ne permettent pas d’assurer la stabilité économique nécessaire à ces missions d’intérêt général. Ainsi, des stratégies de contournement sont mises en place pour pouvoir financer les missions d’intérêt général. Tel est le cas présenté par Bouillon Cube, par la voix des deux fondatrices et directrices de ce lieu situé à La Grange, un lieu-dit à 45 kilomètres de Montpellier. Celui-ci développe depuis 18 ans un projet associatif alliant travail, qualité de vie et liens humains, dans un bassin de vie de quatre communes rurales et 600 habitants. Bouillon Cube y décline son projet autour de trois axes transversaux :

1) éducation populaire (enfants, jeunesse, accueil de loisirs …) ;

2) mobilité européenne et internationale ;

3) culture (programmation en plein air, production et accompagnement d’artistes locaux).

En 2021, cet engagement local s’est transformé en tiers-lieu sous la forme d’un « archipel d’initiatives locales et citoyennes, un tiers-lieu à ciel ouvert », explique Elise Armentier. Objectif : « répondre au mieux aux besoins non-couverts sur notre territoire », poursuit Clayre Pitot. Parmi les exemples d’initiatives portées par le lieu figure la création d’un espace de vie sociale pour répondre « au besoin très fort de lien social sur ce territoire » ou la relocalisation de la cantine scolaire, pour « éviter que les enfants mangent tous les jours de la mal-bouffe livrée en barquette en plastique ». Or, indique Clayre Pitot, « en termes de modèle économique, on n’a absolument pas les moyens de développer des initiatives nouvelles, comme celle de cantine scolaire. Alors on le fait sur notre temps libre, en bénévole, et sur du temps financé sur d’autres projets, eux, subventionnés ». Élise Armantier abonde : « quand on a créé l’association en 2007, on nous disait déjà qu’il n’y avait plus de financement de fonctionnement, que du financement de projets ; on l’a complètement intériorisé ». Autre apprentissage, l’importance de tenir l’intention initiale « pour être agile dans les demandes de financement et conserver de bonnes relations avec les partenaires », explique Élise Armantier. « Alors, quand la DRAC, la Région ou le Département nous ont demandé de faire plus ci ou moins ça, on n’a rien lâché, ni l’accueil de loisirs, d’enfants ou d’artistes pluridisciplinaires, de faire une cantine scolaire ou de développer un tiers-lieu ». Enfin penser le projet de manière globale les a amenées à ne pas dépendre d’un seul financeur, mais dès le départ « à avoir une pluralité de financements par projets ». « Qu’ils soient énormes ou très petits, c’est essentiel pour tenir le projet ainsi que dans la relation avec les partenaires financiers ».

Une multitude de projets qui mène « à tout segmenter pour inscrire notre projet global dans plein de petites cases », entraînant de fait « beaucoup de bilans derrière ». Des tâches « chronophages, fatigantes » mais « une réelle indépendance, et des échanges et relations de qualités avec nos partenaires financiers, qui participent au comité de suivi ». Au final, c’est « l’expérience de 20 ans de territoire, de projets, et de partenariats publics-privés » qui permet « qu’à la rentrée 2025, les enfants mangeront des repas dans une cantine, pas forcément biologique, on n’en a pas forcément les moyens, mais locale et 100% faite maison ». C’est ainsi que le soutien public appui la capacité des tiers-lieux à mener des activités d’intérêt général « sur des territoires fragiles, aux endroits où le service public comme le privé ont échoué », constate Arnaud Bonnet au sein de l’ANCT. Pour lui, la notion même de « modèle économique des tiers-lieux » est donc à nuancer, car elle recouvre des réalités économiques tout à fait distinctes. Dès lors, assène-t-il, « face à des maires ou des préfets qui demandent un modèle économique solide, il faut assumer que dans des territoires où La Poste, la Maison France services et le bar ont fermé, ces projets présentent des risques plus importants qu’ailleurs». Les deux directrices de Bouillon Cube acquiescent. « Chez nous, la cantine scolaire va pouvoir exister grâce aux 2400 repas servis à l’année aux coworkers qui payent leur bureau 63€ par mois, et l’ensemble tient grâce aux subventions. Développer un modèle économique sur notre territoire est très compliqué. Cette précarité, on l’a intégrée. Heureusement, il y a toujours un nouveau dispositif, on tient grâce à cela ». In fine, seul un quart des ressources de Bouillon Cube provient de son activité marchande. « Rien ne tiendrait si on comptait seulement sur le porte-monnaie des habitants et habitantes ». Elles ont calculé que sans soutien, l’entrée d’un concert aujourd’hui à 10€ serait a 35€ ou 45€, « il n’y aurait personne. »

Le bénévolat, ressource essentielle à valoriser

Alors que les équilibres économiques imposent aux lieux de jouer aux vases communicants, le bénévolat apparaît de façon transversale comme la ressource essentielle pour répondre aux missions d’intérêt général du tiers-lieu. Comme l’explique Élise Armentier, « nos heures sont comptées, mais le projet est aussi porté avec ce temps bénévole. On ne pourrait pas faire autrement ». Un temps précieux que les deux fondatrices valorisent dans leurs bilans. « Les bénévoles du conseil d’administration, des activités jeunesse, des parents, des habitants, des associations du village qui s’impliquent dans nos événements, à la billetterie, derrière le bar… Tous font tenir le projet depuis le début. Sans compter nos heures de bénévolat à nous. Ce sont des heures et des heures que l’on valorise dans nos budgets, dans nos actions, c’est très important ». Et en partie soutenu, à l’image du travail de formation des bénévoles, par les fonds de développement à la vie associative. En parallèle, ces temps de bénévolat impliquent un certain nombre d’échanges non visibles dans les bilans, favorisant pourtant le lien social et l’économie du territoire. « Le bénévolat ou nos fêtes, chez nous, ça permet une socialisation, d’intégrer les jeunes parents qui arrivent. Par ailleurs, il s’agit aussi de participer au quotidien, à des temps sociaux : le café avec les papis mamies, faire des temps de lecture, récolter la parole des habitants, être présents tout le temps. Cela, on ne peut pas l’expliquer, ni le documenter. »

Vers d’autres conceptions de modèles économiques

C’est aussi le propos soutenu par Laura Aufrère, coordinatrice de La Main, foncièrement culturelle, outil foncier d’accompagnement et de recherche-action pour la propriété partagée des lieux culturels et artistiques. Pour l’ancienne coordinatrice de l’Union fédérale d’intervention des structures culturelles (UFISC), un fort parallèle existe avec les modèles économiques des lieux indépendants de la culture. Mieux, dit-elle, les tiers-lieux « s’inscrivent en partie dans la continuité de ces lieux intermédiaires et indépendants, parce que s’y trouve la question de la diversité des usages, de coopération, et cette tension économique d’injonction à l’autonomie ». Or historiquement, « la diversité des fonctionnements économiques des structures culturelles a abouti sur la politique culturelle dite « à la française », où l’on ne se contente pas de miser sur la solvabilité des publics », souligne Laura Aufrère. À l’économie marchande vient s’ajouter des subventions (redistributif), et une économie « relevant de la domesticité ou de la réciprocité » : bénévolat, coopérations territoriales entre structures, échange de services, formation de pair à pair, lieu en lieu, notamment en pratiques amateurs.

Au sein de l’UFISC, où a eu lieu cette réflexion au tournant des années 2000, deux pistes d’évolution se sont présentées : la poursuite des modèles économiques s’appuyant très majoritairement sur de la subvention ; ou la sortie de la « perfusion publique » en s’ouvrant davantage à l’économie marchande vers « l’indépendance ». Laura pointe ici « la même littérature existe concernant les tiers-lieux aujourd’hui »: « dépendance » lorsqu’il s’agit de l’argent public, contre « des consommateurs et une autonomie financière » à obtenir. Or, à l’image des lieux culturels, il faudrait plutôt « repenser l’indépendance économique des tiers-lieux, en s’éloignant des logiques marchandes traditionnelles » et en discutant « d’une politique publique qui accepte de reconnaître comme économique, et donc de valoriser, un certain nombre d’échanges qui relèvent de la réciprocité, sans les monétariser », argumente Laura Aufrère. Pour cela, un certain nombre « d’outils intellectuels et politiques » conçus pour les lieux culturels peuvent être mis à profit. Il peut par exemple s’agir de démanteler la définition traditionnelle des échanges marchands. L’usage de tarifications dynamiques, et une pédagogie sur les prix des différents produits et services proposés par les tiers-lieux, permettent de garantir une certaine accessibilité sans mettre en péril l’équilibre économique des lieux, en pariant sur une économie vertueuse et inclusive, où les usagers contribuent en fonction de leurs moyens. Ces prix servent davantage à socialiser l’accès aux services, tout en évitant la marchandisation complète. Un processus qui permet de créer des espaces d’échanges et ne se limite pas à une logique de profit. Enfin, les lieux intermédiaires et indépendants de la culture partagent avec les tiers-lieux des projets qui ne peuvent pas être isolés les uns des autres, mais s’auto-fertilisent entre eux. « Une partie des activités destinées à un projet va abonder à l’autre », indique Laura Aufrère, qui suggère que les financements publics pourraient davantage recouvrir des dépenses de fonctionnement, dans une dynamique globale de soutien à ces initiatives interconnectées.

En conclusion, Laura Aufrère questionne l’inscription des politiques publiques dans « une dichotomie parfaite, héritée de nos outils de gestion », entre l’économie de marché, qui doit être lucrative et sous-entend une certaine efficacité, et l’économie publique « sous perfusion », qui s’attache elle aussi de plus en plus à des critères d’efficacité, « questionnables sur le plan de la liberté qui est laissée au gestionnaire de projet ». La politique publique future devrait ainsi s’éloigner des modèles de financement rigides et financiarisés pour soutenir des projets qui favorisent la coopération et la proximité. Les tiers-lieux, en particulier, illustrent bien cette problématique, fonctionnant à la croisée des logiques publiques et privées, en articulant des questions d’économie domestique et de coopération collective.

Cet article est publié en Licence Ouverte 2.0 afin d’en favoriser l’essaimage et la mise en discussion.