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Tiers-lieux, un nouveau champ des possibles pour l’innovation publique

Vers une “décentralisation sociétale” par les tiers-lieux ?

13 octobre 2025

Plusieurs rapports et discours ont pu vanter les mérites des espaces France Services, jusqu’à l’ancien Premier ministre Michel Barnier louant les mérites de ce dispositif sur TF1 en septembre 2024. Mais que révèle le succès de ce programme ? Et quels liens peut-on établir avec la dynamique des tiers-lieux, en plein essor sur tout le territoire ?

Cet article explore les multiples façons dont la culture des tiers-lieux infuse aujourd’hui les institutions publiques et fait évoluer leurs modes d’action, à travers 4 types de transformation : des services publics qui s’intègrent dans des tiers-lieux, des méthodes d’action publique inspirées du fonctionnement des tiers-lieux, des formes de service public autogéré, ou encore la construction collective de l’espace public.

Véritables sources d’innovation publique, les tiers-lieux dessinent-ils les contours d’une nouvelle action publique, plus ouverte, coopérative et capacitante ? Ils semblent, en tout cas, donner corps à l’idée d’une « décentralisation sociétale »  L’usager du premier au dernier kilomètre de l’action publique : un enjeu d’efficacité et une exigence démocratique. Paru le 7 septembre 2023. Conseil d’État. défendue par le Conseil d’État : une administration qui ne se replie pas, mais qui s’allie aux dynamiques citoyennes pour mieux servir l’intérêt général.

Le succès du programme France Services — avec plus de 2 700 espaces publics labellisés — témoigne de l’importance de garantir une présence effective des services publics en proximité, notamment dans les territoires ruraux ou périurbains. Mais ce dispositif repose encore largement sur une approche centrée sur le guichet unique, conçue pour simplifier les démarches administratives. Si cette logique de mutualisation porte indéniablement ses fruits — en facilitant l’accès aux droits pour des millions de citoyens — elle reste orientée vers le service, plus que vers la co-construction. 

Comme le souligne la Cour des comptes dans son rapport sur les espaces France ServicesCour des comptes, Entités et politiques publiques – Programme France Services (2020-2023). Rapport public thématique. Évaluation de politique publique, septembre 2024. , l’amélioration de l’accès aux services publics ne peut se réduire à une simple mutualisation de guichets. Elle suppose de reconnaître les spécificités locales, d’encourager des dynamiques partenariales, et de faire évoluer les cadres d’intervention. Or à bien des égards, les tiers-lieux répondent à ces exigences. Par leur souplesse, leur ancrage territorial, leur ouverture à la pluralité des usages, ils créent les conditions d’une action publique plus adaptée, plus proche, plus humaine. Ils redonnent prise aux agents comme aux citoyens pour penser et faire ensemble, dans une logique d’écoute des besoins et d’expérimentation continue.

Faut-il pour autant se satisfaire d’une vision uniquement fonctionnelle des tiers-lieux comme de nouveaux points d’accès aux services ? Non. Car la principale leçon que nous offrent ces lieux, c’est qu’ils permettent aux citoyens de redevenir acteurs — d’inventer eux-mêmes les services qui leur correspondent, de se rencontrer, de coopérer, d’innover en proximité. Chaque année, plus de 2 millions de personnes sont accueillies dans près de 4 000 tiers-lieux en France pour y travailler, apprendre, s’entraider, réparer, jardiner ou faire ensemble. Initialement perçu comme une dynamique périphérique et expérimentale, issue de la société civile, le phénomène tiers-lieux interroge et bouscule les formes classiques de l’action publique. Là où l’administration peine parfois à agir seule, ces lieux ouvrent un potentiel d’action collective.

Cette culture tiers-lieux — fondée sur la contribution citoyenne, la convivialité, l’entraide, la coopération, le faire soi-même et le droit à l’expérimentation — se diffuse désormais au sein des institutions publiques. Elle inspire de nouveaux projets, des nouvelles pratiques professionnelles, et fait émerger une autre façon de concevoir les politiques publiques : plus ouvertes, plus horizontales, plus capacitantesAu sens des environnement capacitants, évoqués par exemple dans : Fernagu-Oudet, S. (2012). « Concevoir des environnements de travail capacitants : l’exemple d’un réseau réciproque d’échanges des savoirs », Formation emploi. Revue française de sciencessociales, 119, p. 7-27.. L’essor des tiers-lieux semble nous inviter à repenser la relation entre l’administration et la société civile, en sortant d’une vision où l’administration aurait le monopole de la définition de l’intérêt général, pour privilégier des logiques partenariales et de coopération.

Sur ce sujet du monopole public sur l’intérêt général, citons Chloé GaboriauxChloé Gaboriaux et Martine Kaluszynski (dir.), Au nom de l’intérêt général, Paris, Collections, 2022, 192 p. Pour en savoir sur les travaux de Chloé Gaboriaux, découvrez notre article. : 

« La notion d’intérêt général est certes souvent présentée comme une prérogative étatique, progressivement élaborée au cours du processus de construction des États modernes. […]

Il faut cependant d’emblée rappeler, avec Jürgen Habermas, que les États ne se sont réclamés de l’intérêt général – et non plus du droit divin – qu’à partir du moment où certains de leurs administrés se sont mis à discuter des affaires étatiques comme publiques, c’est-à-dire engageant l’intérêt du public et devant donc faire l’objet d’un débat public (Habermas, 1962). Autrement dit, l’intérêt général ne devient chose de l’État que sous la pression d’acteurs non étatiques, qu’ils exigent un droit de regard sur les décisions étatiques, celui de l’opinion publique, ou qu’ils s’imposent dans la négociation de leurs contours, dans une forme de néo-corporatisme (Manin, 1995) – ou même dans leur mise en œuvre – par exemple quand l’assistance privée vient seconder l’assistance publique sous le contrôle de l’État (Bec, 1994). »

C’est dans cette optique qu’il faut relire le rapport du Conseil d’État intitulé « L’usager, du premier au dernier kilomètre : un enjeu d’efficacité de l’action publique et une exigence démocratique ». Ce rapport invite à une transformation profonde de l’action publique : non plus penser les politiques publiques du haut vers le bas, mais les construire à partir du terrain, avec les usagers, les agents publics et l’ensemble des acteurs concernés. Il appelle à « faire confiance à l’intelligence collective », à créer les conditions d’une « culture de la coopération », à sortir d’une logique de fonctionnement cloisonné pour faire émerger des solutions concrètes, ajustées aux réalités locales.

Cette « décentralisation sociétale » qu’évoque le Conseil d’État — consistant à « laisser les acteurs s’organiser librement avec l’appui de la puissance publique » — rejoint pleinement les dynamiques portées par les tiers-lieux. Le rapport insiste sur la nécessité de ritualiser des temps de rencontre, de former ensemble les agents issus de différentes administrations et de développer des espaces de coopération entre institutions et citoyens. Créer du commun, au sens fort du terme, pourrait ainsi devenir une méthode d’action publique. Les « places à communs », les FabLabs dans les établissements scolaires, les micro-folies, les laboratoires d’innovation publique : autant d’exemples cités dans le rapport qui incarnent une évolution des institutions vers des pratiques issues du monde des tiers-lieux.

Pour illustrer ces évolutions, nous présentons ici 4 formes d’innovation publique issues des dynamiques tiers-lieux : 

  1. Des services publics qui s’intègrent dans les tiers-lieux
  2. Des services publics qui s’inspirent des méthodes des tiers-lieux
  3. Des tiers-lieux comme services publics autogérés ?
  4. La fabrique collective de l’espace public

Des services publics qui s’intègrent dans les tiers-lieux

Les tiers-lieux parviennent à toucher des publics souvent éloignés des institutions : jeunes, habitants des quartiers populaires ou des zones rurales, personnes en situation de précarité numérique ou sociale… Ils créent des environnements accueillants, horizontaux, non stigmatisants, où chacun peut venir pour se former, réparer, cuisiner, créer, ou simplement échanger, faire des rencontres.

Certaines collectivités font le choix d’y intégrer des services publics, non pour y « greffer » un dispositif existant, mais pour profiter de la dynamique du lieu et rapprocher l’action publique des citoyens. Plutôt que d’ouvrir un guichet de plus dans un bâtiment isolé, elles investissent un espace déjà vivant, déjà habité, où les services prennent une autre forme : plus accessible, informelle et coopérative.

C’est très différent de poser la question aux habitants : « Voulez-vous un espace France Services ? » ou de les voir eux-mêmes s’organiser, via un tiers-lieu, pour créer un espace répondant aux besoins du territoire, en s’appropriant les dispositifs existants, en les adaptant, en les augmentant.

Aujourd’hui, 16 % des tiers-lieux accueillent un service public. Mais une telle intégration n’est pas automatique. Elle suppose que la communauté du tiers-lieu en voie la pertinence, qu’elle soit prête à accueillir un service public sans perdre son autonomie, son esprit, sa dynamique. À défaut, la greffe peut être artificielle, voire contre-productive. 

Le Jardin d’Arvieu : tiers-lieu qui intègre un espace France Services

Dans un village de 800 habitants niché à 800 mètres d’altitude dans l’Aveyron, le Jardin d’Arvieu illustre cette intégration innovante. Ce tiers-lieu villageoisPour aller plus loin, relisez notre article « Remettre le tiers-lieu au milieu du village », ouvert en 2019, est né d’un partenariat entre la commune d’Arvieu, la communauté de communes Lévézou-Pareloup et la SCOP Laëtis, coopérative locale spécialisée dans le numérique.

Avec plus de 1000 m² d’espaces partagés, le Jardin regroupe :

  • Le Couvent : coworking et pépinière d’activités, avec une trentaine de professionnels (numérique, architecture, communication, agriculture, etc.) ;
  • La Salle des Tilleuls : lieu de projections, spectacles et conférences ;
  • Le Cantou : pôle de services publics, culturels et numériques.

C’est ici que se déploient une médiathèque, un espace de médiation numérique et un espace France Services. On y organise des ateliers numériques, des animations culturelles portées par les résidents du tiers-lieu, des permanences administratives assurées par des agents formés aux démarches CAF, MSA, CPAM, Impôts, Justice, etc. Ce n’est pas un service public à côté du tiers-lieu, c’est un service public par et dans le tiers-lieu. Les habitants ne sont plus de simples « usagers », ils deviennent contributeurs, médiateurs, facilitateurs.

Sainte-Marthe à Grasse, où le travail d’intérêt général (TIG) prend tout son sens ?

D’autres expérimentations vont encore plus loin. À Grasse, le tiers-lieu Sainte-MartheGeneviève Fontaine (Tetris / Sainte-Marthe) nous parle des imaginaires de la transition – aujourd’hui ferméLe tiers-lieu a fermé en 2024 et a transféré ses activités au sein du tiers-lieu les Grandes Roches – accueillait des travaux d’intérêt général (TIG) en lien avec le ministère de la Justice. Des personnes condamnées y réalisent des actions utiles autour de la transition écologique ou de l’engagement social. Ici, le TIG favorise le lien, la réparation et l’ancrage local, échappant ainsi à la seule logique punitive.

Des services publics qui s’inspirent de la méthode des tiers-lieux

Compte-tenu de la défiance vis-à-vis des institutions, de la dématérialisation des services publics, de la complexité des démarches administratives, de nombreux services publics cherchent à se réinventer. Certains s’inspirent de la méthode des tiers-lieux pour repenser leur manière d’accueillir, d’interagir, de rendre service. Il ne s’agit plus seulement de « mieux informer », mais de favoriser la rencontre, la contribution, l’autonomie citoyenne.

Cette transformation repose sur plusieurs leviers :

  • L’ouverture à la contribution citoyenne, pour faire du lieu un espace de co-construction ;
  • L’implication d’acteurs locaux dans la gouvernance, la programmation et la vie quotidienne ;
  • L’hybridation d’activités, mêlant services et convivialité : cafés associatifs, chantiers participatifs, événements culturels… ;
  • L’élargissement des horaires, la désacralisation du lieu, une ambiance chaleureuse et informelle.

Ricochet : un tiers-lieu dans un EHPAD

C’est cette logique qu’expérimente l’EHPAD privé non lucratif Les Jardins d’Haïti, à Marseille, via le projet “Ricochet”. Lauréat de l’appel à projets « Un tiers-lieu dans mon EHPAD » lancé par la CNSA en 2022 (25 lauréats, 120 000 € de soutien par projet), Ricochet transforme l’établissement en espace ouvert, vivant, mixte et ancré dans son quartier :

  • création d’un salon commun, d’une bibliothèque, d’une salle de musique ;
  • organisation de spectacles, enregistrement de podcasts, marché bio hebdomadaire ;
  • accueil des écoles du quartier, mise à disposition de chambres pour des étudiants précaires (solidarité intergénérationnelle) ;
  • développement d’un jardin partagé et d’un food truck mobile, faisant office d’épicerie le jour et de guinguette le soir.

L’EHPAD sort de l’image de lieu de « relégation », à laquelle il est, à tort, trop souvent associé, et devient un lieu de vie, de liens et de passage. Cette transformation ne vient pas du haut, elle est co-construite entre professionnels, soignants, bénévoles, usagers et habitants.

La médiathèque comme “troisième lieu”

Cette dynamique gagne aussi les bibliothèques, devenues des “bibliothèques troisième lieu”Mathilde SERVET, « Les bibliothèques troisième lieu : une nouvelle génération d’établissements culturels », Bulletin des bibliothèques de France (BBF), 2010, n° 4, p. 57-63.Découvrez également l’article de Mathilde Servet pour l’Observatoire des Tiers-Lieux dans de nombreux territoires. À Saint-Germain-Lembron, la médiathèque La Licorne s’est transformée en véritable tiers-lieu, labellisé Fabrique de territoire en 2020.

On y trouve désormais :

  • ateliers de vannerie, couture, ciné-débats ;
  • randonnées collectives, formations au numérique ;
  • espace de coworking en projet (Licorne Coopwork) ;
  • bus numérique ambulant (le Me-Mo) desservant les villages alentour.

On ne vient plus seulement lire ou emprunter des livres : on y vit, on y rencontre, on y crée.

3. Des tiers-lieux comme services publics autogérés ?

Depuis quelques années, on assiste à l’émergence de tiers-lieux directement portés ou initiés par des acteurs publics. Certaines collectivités territoriales expérimentent de nouveaux modes de conception et de gestion des services publics en s’appuyant sur les principes des tiers-lieux : ouverture, coopération, autonomie, et co-construction. Ces projets cherchent à redonner une place active aux citoyens dans la fabrique du service public.

Des agents publics sont spécifiquement mobilisés pour co-animer ces lieux aux côtés d’associations ou de collectifs citoyens. Les usagers deviennent contributeurs, et participent à la gouvernance, à la programmation et à la vie du lieu. Ces démarches renforcent la capacité d’agir des habitants, tout en transformant le rôle des collectivités dans l’aménagement du territoire et la gestion des services.

Aujourd’hui, 14 % des tiers-lieux sont à l’initiative de collectivités territoriales. Ils sont encore loin d’être tous des services publics autogérés, mais plusieurs tentent de mettre en place des formes de gouvernance et de gestion collectives des services de proximité.

Un exemple emblématique : La Quincaillerie, à Guéret

Ce tiers-lieu, porté par la communauté d’agglomération du Grand Guéret, se revendique comme un “service public autogéré”. Juridiquement intégré aux services de la collectivité, il fonctionne pourtant selon des principes d’autogestion et de pair-à-pair.

Pour donner vie à ce projet, la collectivité a investi une ancienne quincaillerie de 300 m² en cœur de ville, et a créé un service en régie dédié, rattaché au pôle développement économique. Trois agents publics assurent la coordination, la gestion du FabLab et la médiation numérique, mais le pilotage du lieu repose sur une gouvernance partagée, incluant citoyens, collectifs et associations. Par exemple, certains jours, c’est l’association 23D qui assure la gestion du lieu et son animation.

Les élus ont accepté de ne pas maîtriser l’intégralité de la programmation, faisant du tiers-lieu un espace d’expérimentation et de liberté. Le service public devient ici un espace vivant, inclusif, tourné vers l’autonomie des habitants.

C’est ce qui a fait émerger la diversité d’activités que l’on retrouve aujourd’hui à La Quincaillerie Pour aller plus loin, voir les résultats de l’étude d’utilité sociale de La Quincaillerie sortie pour les 10 ans du tiers-lieu : accès libre à internet, entraide pour les démarches administratives, ateliers d’initiation aux technologies, ateliers de réparation, ressourcerie numérique, média local participatif (Radio Pays de Guéret), grainothèque, etc. 

La CAAle à Marans : un lieu à disposition des envies des citoyensRetrouvez le témoignage de Marion Leyrahoux, facilitatrice du tiers-lieu, dans le guide Tiers-lieux et collectivités 

Créé en 2018 à l’initiative de la Communauté de communes Aunis Atlantique (Nouvelle-Aquitaine), La Caale illustre une autre manière pour une collectivité de porter un tiers-lieu, en assumant son rôle d’impulsion tout en laissant une large place à l’appropriation citoyenne. Le bâtiment, une opportunité immobilière rare sur le territoire, a été acquis par la collectivité pour répondre à un double enjeu : offrir un espace de travail partagé afin de lutter contre l’isolement des travailleurs indépendants, et développer un lieu de lien social en proximité, limitant les déplacements quotidiens vers La Rochelle.

Dès l’ouverture, la collectivité a choisi de s’appuyer sur une facilitatrice dédiée, chargée de créer et d’animer le collectif d’usagers. Sa mission : être le relais entre habitants, associations, entrepreneurs et services de la collectivité, et instaurer une dynamique d’ouverture et de coopération. Progressivement, les habitants et les acteurs locaux se sont appropriés le lieu, confirmant la pertinence du projet, notamment durant la crise du COVID qui a mis en évidence l’importance de tels espaces pour maintenir les liens humains.

Aujourd’hui, La Caale fonctionne comme un espace hybride mêlant coworking, accueil de scolaires, activités culturelles et ateliers collaboratifs. La collectivité continue d’en assurer la gestion, tout en encourageant une gouvernance partagée et une logique d’autogestion progressive. Cette démarche témoigne d’une posture innovante : une collectivité capable de rester gestionnaire tout en acceptant de lâcher prise sur la programmation, afin que les habitants s’approprient véritablement le tiers-lieu.

4. La fabrique collective de l’espace public par la non-programmation

Certains tiers-lieux expérimentent une autre manière d’aménager l’espace public, en rompant avec la logique descendante de programmation figée. Ils privilégient une posture de non-programmation : créer des espaces ouverts, évolutifs, sans usage défini à l’avance, où les pratiques et les besoins peuvent émerger, se transformer, voire disparaître.

Plutôt que d’imposer un programme figé, ces lieux misent sur l’expérimentation, la réversibilité des aménagements et la capacité des usagers à inventer leurs propres usages. Ce sont les pratiques qui façonnent l’espace, et non l’inverse. Cette démarche ouvre la voie à une fabrique urbaine plus démocratique et plus sensible.

La permanence architecturale à l’Hôtel Pasteur, à Rennes

Ancienne faculté de sciences laissée vacante pendant une décennie, ce bâtiment a été réinvesti à partir de 2013 dans le cadre d’une permanence architecturalePour en savoir plus sur la permanence architecturale animée par l’architecte Sophie Ricard. Le principe : vivre sur place pour accompagner l’appropriation collective du lieu par les habitants et dessiner un projet évolutif, construit en marchant.

Cette démarche a permis à chacun de trouver sa place dans le projet, sans programme préétabli. En 2015, la ville de Rennes a accepté de réhabiliter l’ensemble du bâtiment, d’y adosser une école maternelleDécouvrez notre article sur « L’École des Possibles » à l’Hôtel Pasteur, et de pérenniser l’approche d’expérimentation.

Aujourd’hui, l’Hôtel Pasteur se définit comme une “place publique avec un toit”. Une partie du bâtiment est transformée en hôtel à projets”, un espace d’accueil temporaire de projets très divers : artistiques, sociaux, pédagogiques, scientifiques… pour des durées allant de quelques jours à quelques mois. Les espaces sont réversibles, partagés, mutualisés et entretenus collectivement. Ils ne sont pas assignés à un usage mais ouverts à toutes les possibilités.

Ce modèle invite à une redéfinition de l’espace public : un lieu habité, vivant, où chacun peut expérimenter, se sentir légitime, et contribuer à la fabrique collective de la ville. Il esquisse une autre vision de la planification urbaine, fondée sur la confiance, la contribution citoyenne et l’incomplétude.

Le Lieu-dit, à Clermont-Ferrand : expérimenter l’affectation par l’usageCet exemple s’appuie sur les travaux de l’École de terrain et son analyse du Lieu-dit


À Clermont-Ferrand, la Ville a choisi d’appliquer la logique de non-programmation pour redonner vie à un bâtiment au riche passé culturel, ancien cinéma et salle de spectacle connu sous le nom de « Petit Vélo ». Rebaptisé Le Lieu-dit, ce site en régie municipale est rouvert à partir de 2021 comme terrain d’expérimentation collective, avant sa rénovation complète prévue en 2025. Inspirée par les démarches de permanence architecturale menées notamment à Rennes (Hôtel Pasteur), la Ville a décidé de tester, avec les habitants, les associations et les artistes du territoire, les usages possibles du lieu avant d’en définir la programmation définitive.

Un régisseur municipal et une facilitatrice de la Direction de la Culture assurent la présence quotidienne, tandis qu’un collectif d’architectes et d’artistes accompagne les résidences temporaires. Une vingtaine de structures – issues de l’éducation populaire, de l’ESS ou de la création artistique – se succèdent ainsi pour expérimenter les potentialités du lieu : ateliers, expositions, formations, actions sociales, événements culturels. Ces occupations temporaires nourrissent à la fois la réflexion sur l’architecture, la gouvernance et le projet culturel du futur équipement.

« Un tiers-lieu municipal au service des artistes et des initiatives protéiformes de la société civile qui ne trouvent pas de place dans les équipements actuels, soumis à des logiques de fonctionnement et de financement peu propices à l’expérimentation. »Cahiers des Charges “Accompagnement à la requalification du Petit Vélo” de Clermont-Ferrand. 2021.

Progressivement, la gouvernance se déplace de la municipalité vers les résidents, qui examinent les dossiers de candidature, définissent des règles d’usage partagées et participent aux décisions stratégiques. La Ville conserve la régie directe et le budget (environ 60 000 € par an pour les résidences, complétés par des crédits techniques et d’investissement), mais accepte de déléguer aux occupants une partie des arbitrages. En ce sens, Le Lieu-dit devient un laboratoire de fabrique collective de l’espace public : un lieu municipal dont les usages, la programmation et l’identité se construisent en marchant, dans une démarche d’expérimentation ouverte et réversible.

En conclusion

Si le programme France Services a fait ses preuves, pourquoi ne pas aller plus loin ? Pourquoi ne pas imaginer une nouvelle génération de Maisons France Services, capables d’intégrer l’intelligence du territoire ? Comme on a su faire confiance à ces Maisons pour représenter l’État dans les territoires, pourrait-on faire confiance aux tiers-lieux pour contribuer eux aussi à l’accès aux services publics, mais aussi à leur transformation par l’usage, par les citoyens ? Ces lieux hybrides, souvent portés par des collectifs locaux, sont à la fois des lieux de vie, d’apprentissage, de coopération, où l’on répare, cultive, fabrique, apprend, accompagne, s’entraide.
Que donnerait une comparaison entre une Maison France Services classique et un tiers-lieu co-construit avec les habitants, les associations, les acteurs économiques ? Quels seraient les effets d’un partenariat renforcé entre les 4 000 tiers-lieux français et les agents publics, pour imaginer ensemble des services à hauteur d’usagers ? Il ne s’agirait plus seulement d’offrir un service, mais de concevoir des solutions ensemble, au plus près des réalités vécues. Faire avec plutôt que pour, dans des lieux vivants, accessibles, conviviaux, enracinés dans leur territoire.


Pour aller plus loin : 

> Guide Faire Tiers-Lieux dans un édifice patrimonial 

> Guide Tiers-lieux & collectivités – Comment faire ensemble ?

> L’École du terrain propose des récits d’expérimentations singulières.

Cet article est publié en Licence Ouverte 2.0 afin d’en favoriser l’essaimage et la mise en discussion.